Vivre sur une plateforme pétrolière au large de l’Angola
Vivre sur une plateforme pétrolière au large de l’Angola
Par Pierre Lepidi (Angola, envoyé spécial)
Cent cinquante personnes travaillent à bord du « Kaombo Norte » récemment inauguré par Total à 260 km des côtes africaines.
A la proue du « Kaombo Norte », une torchère d’une centaine de mètres illumine la nuit. / Total
A la proue du navire, une torchère d’une centaine de mètres illumine la nuit. C’est le phare du Kaombo Norte, l’unité flottante de production, de stockage et de déchargement (FPSO) qui exploite le pétrole enfoui à près de 3 500 mètres sous sa coque. A 260 km au large de l’Angola, ce champ représente la plus importante opération offshore jamais réalisée dans ce pays d’Afrique lusophone.
A bord de cette plateforme fixée au fond de la mer par neuf lignes d’ancrage et entourée par près de 300 km de pipelines, on s’active 24 heures sur 24, comme dans une ruche. Ici se croisent, jour et nuit, 150 membres d’équipage : des ingénieurs spécialisés dans les systèmes de sécurité, l’hydrodynamique ou la logistique, des laborantins, des pilotes d’hélicoptère, des matelots, du personnel médical, des responsables d’entretien, des soudeurs, des pompiers… Une petite ville où chacun gère ses missions avec ses propres horaires.
Dans les cuisines, vendredi 9 novembre, un pâtissier se concentre sur un gâteau reproduisant le navire pétrolier. Une véritable œuvre d’art pensée pour l’inauguration, par la compagnie Total et les autorités angolaises, du projet Kaombo, ce champ dont les réserves sont estimées à 658 millions de barils. Là, sous les pieds du cuisinier, il faut traverser 2 000 mètres d’eau et encore 1 500 mètres d’une couche de sel et de sédiments pour arriver à cette immense réserve d’or noir.
Des cabines sans hublot
Si le menu du jour est un peu hors normes, l’ordinaire culinaire, lui, est toujours soigné. Un moyen de faire oublier, le temps des trois repas au moins, cette vie d’isolement, d’effacer un instant les visages chers qui peuvent manquer. « Avec le temps, il peut être difficile de maintenir son cercle amical, reconnaît Benoît Tanguy, ingénieur chez Total. Nous sommes décalés et il faut retourner vers ses amis, les solliciter quand on rentre à la maison. Certains peuvent même nous reprocher nos absences. » Quant aux anniversaires et autres événements familiaux, les meilleurs (naissances, fêtes…) comme les plus dramatiques (accidents, décès…), le travailleur du Kaombo Norte, comme un marin classique, doit apprendre à faire sans.
Cette solitude pourrait être compensée par une vie collective à bord si le marin n’était pas un homme prudent qui garde toujours ses distances, sachant que s’il est difficile de vivre un peu seul, il l’est tout autant de vivre en permanence avec des collègues qu’on n’a pas forcément choisis. Sur la plateforme se côtoient des Finlandais, des Italiens, des Coréens, des Sud-Africains, des Philippins, des Français, quelques Palestiniens et en majorité des Angolais (80 membres), tous logés par quatre dans des cabines assez sommaires comprenant une salle de bain, une télévision, une armoire mais pas de hublot.
A bord du « Kaombo Norte », les distractions sont rares, voire inexistantes. / Total
Dans cet environnement, « la première qualité, c’est de respecter tout le monde, notamment ceux qui dorment parce qu’ils ont des horaires décalés. Il faut parfois se faire tout petit », résume Maria Marlin, ingénieure sécurité au sein de la compagnie italienne Saipem. Tous le savent assez pour que les tensions entre les membres de l’équipage soient plutôt rares. « J’ai vu deux types s’accrocher un jour, mais sans en venir vraiment aux mains, raconte un responsable de la sécurité. Ils ont été convoqués et débarqué deux jours plus tard. »
Ni famille, ni politique, ni religion
En fait, tout le monde n’est pas fait pour une vie rythmée par des rotations de quatre semaines de travail pour autant de semaines de repos. Et Christian Mahieux, ingénieur maintenance chez Saipem qui a rejoint le site en avril, reconnaît avoir « croisé des gens qui ont jeté l’éponge au bout d’une semaine en disant que ce boulot n’était pas fait pour eux ». Si aucun examen psychologique n’est exigé, tous s’accordent sur le fait qu’il faut être sociable, plutôt conciliant. « Pour tenir, il faut une grande ouverture d’esprit, aller vers les autres et avoir une grande capacité d’intégration », ajoute Benoît Tanguy. En mer, les marins ont souvent pour règle de n’évoquer ni la famille, ni la politique, ni la religion. Histoire d’éviter les discussions qui tournent mal.
Bien évidemment, il ne faut pas non plus être fan de loisirs lorsqu’on a pour ville le Kaombo Norte. A bord, les distractions sont rares, voire inexistantes. Une salle de loisirs devrait être fournie début 2019, mais pour l’instant, il n’y a pas de bibliothèque, pas de salle de cinéma, et l’Internet est lent. Organiser des fêtes ? Il doit bien y en avoir quelques-unes, mais l’alcool est interdit à bord. Faire du sport ? Il existe une salle exiguë qui compte quatre tapis de course et quelques haltères. Le 9 novembre en soirée, un membre de l’équipage marchait seul les mains dans le dos autour de la piste d’hélicoptère, donnant une idée de ce que peut être un loisir à 260 km des côtes.
Qu’il arrive par hélicoptère (une heure et dix minutes de vol depuis l’aéroport de Luanda) ou par bateau (entre cinq et dix heures selon l’état de la mer), chaque nouvel arrivant reçoit un bracelet sur lequel est indiqué son nom, le numéro de sa cabine et celui de la chaloupe sur laquelle il devra embarquer en cas d’évacuation du FPSO. Doté d’une puce électronique, chaque membre doit « badger son bracelet », notamment s’il part en mer pour rejoindre un supertanker sur lequel est déchargé le pétrole brut tous les dix jours environ.
Chacun reçoit enfin une formation sur les différentes alarmes qui peuvent être déclenchées et un équipement de protection individuelle comprenant des chaussures de sécurité, des lunettes en plexiglas, un casque et des gants. Cette tenue est obligatoire à l’extérieur des bâtiments.
Seulement quatre femmes à bord
En termes de sécurité, rien n’est laissé au hasard sur ce lieu de tous les dangers. Les ponts du navire sont équipés de systèmes sophistiqués de détection de fumée, capables de libérer en un instant un déluge d’eau ou de poudre d’extinction en cas d’incendie. Dans les centaines de kilomètres de conduits qui s’emmêlent sur le Kaombo Norte circulent des gaz inflammables, des produits chimiques, des gaz… Dans les cuves installées dans la coque du navire peuvent être stockées 1,8 million de barils de pétrole brut.
Dans les centaines de kilomètres de conduits qui s’emmêlent sur le « Kaombo Norte » circulent des gaz inflammables, des produits chimiques, des gaz… / Total
Forcément, le lieu vit aussi au rythme des exercices de sécurité, effectués au moins une fois par semaine sur ce navire plus long (330 mètres) que la tour Eiffel. « Le danger existe, mais honnêtement, je n’y pense plus, explique Christian Mahieux. Pour avoir déjà travaillé sur des plateformes offshore au large du Brésil et du Congo, j’aime vraiment ce travail et les ambiances qui règnent à bord. » Lors de ses quatre semaines de repos, Christian Mahieux en profite pour rejoindre sa famille, qui vit à Pau. La première semaine à la maison, il faut reprendre le rythme, se réadapter, mais la formule lui convient.
D’autres membres préféreraient une présence féminine plus marquée. Sur les 150 personnes à bord, il n’y a que quatre femmes. « Il y a vingt ans, on m’a refusé l’accès à une plateforme parce que je suis une femme, se souvient Maria Marlin. Nous sommes peu, mais cela ne me pose aucun problème. Nous recevons parfois une attention particulière, ce qui n’est pas désagréable. » Selma Daniel, ingénieure de la société américaine Honeywell, a quitté son copain et sa famille, qui vit à Luanda : « C’est parfois difficile, mais c’est un défi professionnel. J’y gagne beaucoup d’expérience. »
Ce qui motive tous les membres de l’équipage, ce sont évidemment les primes. Elles permettent de multiplier quasiment par deux le salaire. La contrepartie, c’est que le travail est quasiment permanent sur le navire. En cas d’alerte, certains disent travailler pendant « une bonne vingtaine d’heures d’affilée ». Plus l’environnement est hostile, plus l’obligation de résultat prime.