Un marchand de journaux à Tunis, en septembre 2015. / FETHI BELAID / AFP

Tunis a accueilli, du jeudi 15 au samedi 17 novembre, les Assises internationales du journalisme, auxquelles ont participé des centaines d’acteurs des médias venant d’une trentaine de pays du bassin méditerranéen, d’Afrique et d’Europe francophone. Figure du nouveau journalisme tunisien, Malek Khadhraoui, directeur de publication d’Inkyfada, un webzine créé en 2014 avec l’ambition de promouvoir les enquêtes au long cours, évoque dans un entretien au Monde Afrique les enjeux de ces assises dans le contexte d’une presse tunisienne cherchant laborieusement sa voie, sept ans après la révolution de 2011.

Quel regard portez-vous sur ces assises du journalisme que Tunis a accueillies ?

Malek Khadhraoui C’était une grande fête. Cela fait du bien de voir tous ces journalistes venant du monde entier, avec notamment une représentation de l’Afrique subsaharienne, chose assez rare. Et une fête comme celle-là se déroulant en Tunisie, ça a un sens. J’ai l’impression que c’était un peu plus ouvert que le format d’assises auxquelles j’avais déjà assisté en France, qui étaient plus dans l’entre-soi, entre gens du métier. J’ai toutefois trouvé qu’il n’y avait pas assez de présence des médias tunisiens, en tout cas des problématiques tuniso-tunisiennes.

Il y avait par contre les gros bailleurs de fonds, une présence assez forte de l’Europe, des agences de coopération médias, notamment françaises, qui communiquaient sur leurs programmes de soutien aux médias tunisiens. Cette présence en force des bailleurs de fonds est assez symptomatique de l’état du secteur de la presse en Tunisie, qui peine à trouver un modèle économique, écartelé qu’il se trouve entre, d’un côté, le système classique de la publicité émanant d’hommes d’affaires plus ou moins véreux et, de l’autre, l’argent européen de la coopération.

« Sept ans après la révolution, il y a très peu de nouveaux acteurs médiatiques »

Le travail de ces bailleurs de fonds dans la formation ou la création de nouveaux médias est une bonne chose pour impulser une nouvelle dynamique. Mais il faut se poser la question de la viabilité au-delà de ces acteurs internationaux. C’est peut-être ça le fond de la problématique tunisienne. Sept ans après la révolution, il y a très peu de nouveaux acteurs médiatiques. Les plus gros sont toujours là et ils sont toujours les plus gros, tandis que les expériences alternatives ne trouvent de financements qu’auprès d’institutions étrangères. Et pas toujours avec une visibilité sur l’avenir au-delà de ces fonds.

Faut-il être déçu de l’état de la presse dans cette Tunisie en transition démocratique ?

C’est en fait très paradoxal. Certains disent qu’il n’y a pas de liberté de la presse en Tunisie ; c’est complètement faux. Par la Constitution et la loi, l’Etat est de moins en moins présent. La presse a un cadre juridique qui lui permet d’être libre, en tout cas du pouvoir de l’Etat ou de l’administration. Ces sept dernières années, il y a eu des expériences assez intéressantes, que ce soit avec la justice ou les acteurs institutionnels en général. Entre ces derniers et les médias, un rapport se façonne petit à petit.

Le vrai problème, ce n’est pas tellement une mainmise – ou une tentative de mainmise – du pouvoir, mais plutôt un repositionnement volontaire des acteurs médiatiques de l’ancien système, un alignement sur des réseaux économiques ou politiques. Je parle des trois principales chaînes de télévision, des trois principales radios et des journaux de la place. C’est assez déroutant. On se dit que pendant soixante ans, la presse n’a pas eu la possibilité de faire son travail. Et quand, depuis la révolution de 2011, elle a enfin le cadre nécessaire pour le faire, elle persiste dans des pratiques du passé. A la différence près que, cette fois-ci, le pouvoir en place ou la loi ne l’impose pas, il s’agit d’un choix partisan assumé.

On voit ainsi un propriétaire d’une chaîne de télévision, par ailleurs acteur politique, qui l’utilise pour régler des comptes politiques ou personnels. Nul ne l’y oblige, ni une dictature, ni des lois. C’est une forme de servitude volontaire. Les médias en Tunisie n’ont toujours pas compris leur mission. Ils sont passés du rôle de thuriféraires ou porte-voix de la dictature, de la propagande officielle, à celui de tel ou tel courant politique, de tel ou tel parti. Le perdant de tout ça, c’est bien sûr le citoyen tunisien, qui a du mal à avoir accès à une information crédible.

Peut-on dire que la liberté conquise après 2011 a été dévoyée au service d’intérêts financiers ou partisans ?

Les médias pensent qu’ils ont un rôle actif à jouer dans les choix, « progressistes » ou « islamistes », que la Tunisie devrait faire. Ils pensent être des acteurs de cette bataille idéologique qui secoue le pays depuis sept ans. Et ils prennent même parti dans les querelles qui déchirent leurs propres familles idéologiques, comme récemment avec la lutte d’influence entre le président de la République, Béji Caïd Essebsi, et le chef de gouvernement, Youssef Chahed. Les médias ont pris parti pour l’un ou pour l’autre. C’est monnaie courante. Mais a-t-on jamais lu des enquêtes sur tel ou tel sujet sensible, des grands reportages sur les revendications sociales ?

« Les médias ont tenté de diaboliser le mouvement social dans le sud tunisien »

Lorsqu’au printemps 2017 le sud tunisien a été agité par une contestation sociale autour de la redistribution des richesses pétrolières, le mouvement a été d’emblée discrédité par des journalistes qui n’ont jamais mis les pieds sur place. Personne n’a essayé de comprendre. Personne ne s’est demandé pourquoi cette région de Tataouine est l’une des plus riches en ressources naturelles et en même temps l’une des plus défavorisées en termes d’infrastructures, de services publics, d’emplois. Au contraire, on a tenté de diaboliser ce mouvement social en expliquant qu’il était manipulé par des forces politiques, qu’il était lié au terrorisme, à la contrebande, etc. A chaque fois, c’est le Tunisien qui perd, qui ne se sent pas représenté par ces médias.

Inkyfada est entré dans sa quatrième année d’existence. Quel bilan tirez-vous ?

C’est un média qui s’établit petit à petit, qui développe un savoir-faire particulier, avec un modèle économique assez original. Nos revenus allient des donations privées à des revenus générés par une offre de services tirés de ce savoir-faire et de cette expérience.

On fait par exemple du conseil éditorial, on développe des outils technologiques pour d’autres médias, dans le monde arabe ou ailleurs. On fait de la conception graphique, beaucoup de formation aussi, dans l’investigation, le reportage, les outils web, le datajournalisme. On développe des produits à très haute valeur ajoutée, par exemple un outil de publication permettant à des rédactions n’ayant pas trop de ressources techniques de produire des longs formats, du contenu multimédia. On a aussi créé un espace d’incubation de projets adossé à notre rédaction. Tout cela génère aujourd’hui environ 60 % de nos revenus.

Les 40 % restant sont fournis par les deux bailleurs de fonds principaux : Open Society Foundations (30 %) et International Media Support (10 %). Notre but est de parvenir à nous en libérer. Ce n’est pas qu’on se sent contraint par ce type de partenariat, on les a choisis en toute liberté. Mais c’est une question de principe. Il s’agit de montrer qu’un modèle économique peut émerger en dehors des schémas classiques qui existent en Tunisie.

Inkyfada est pour l’instant gratuit. Envisagez-vous un jour un accès payant afin de générer de nouveaux revenus ?

L’idée de départ, c’était de produire un contenu qui n’était pas très répandu en Tunisie. Le journalisme d’investigation que l’on pratique ne se trouve pas sur tous les supports, en dehors de nos confrères de Nawaat et peut-être du Huffington Post, pour la partie purement factuelle. Rendre ce contenu payant exclurait beaucoup de gens, le réserverait à une certaine classe capable de payer.

On est donc plutôt en train de réfléchir à fédérer autour d’Inkyfada une communauté, les « amis d’Inkydafa » en quelque sorte, qui soutiendrait notre travail à travers un système d’abonnements ou de cotisations annuelles. La question du modèle économique est en général très mal présentée aux Tunisiens, qui pensent qu’il n’y a pas d’alternative au modèle classique basé sur la publicité, lequel se casse d’ailleurs la figure.

Vous avez participé au consortium de journalistes autour des « Panama Papers ». Avez-vous fait l’objet de pressions ou de représailles après avoir mis en cause certaines personnalités tunisiennes ?

Je peux témoigner qu’en sept ans, je ne me suis jamais senti menacé par l’Etat ni par son système judiciaire. On a certes été entendu par des juges d’instruction sur plusieurs de nos enquêtes, mais on a réussi à leur faire accepter le principe du respect de nos sources. Ce sont des équilibres qui se cherchent et qu’on est en train de trouver avec plusieurs acteurs institutionnels. Pour l’instant, je n’ai pas vraiment d’incidents à rapporter de ce côté-là. Par contre, on a été plutôt attaqué par des médias quand on a écrit sur certains intérêts, sur certaines personnes. On n’a pas eu affaire à des policiers ou à des juges, mais à la diffamation médiatique.