Le compagnonnage, passerelle inattendue vers les études supérieures
Le compagnonnage, passerelle inattendue vers les études supérieures
Par Eric Nunès
Bien que le titre de compagnon n’ait aucune valeur académique, les associations gèrent des centres de formations diplômantes ou accompagnent leurs jeunes dans les écoles ou les universités.
Un tailleur de pierre relevant une moulure. / FPOTTIER
« Sur les bancs je faisais un peu le clown… J’avais quelques difficultés avec le système scolaire », explique, maniant l’euphémisme, « Tempérance de Saint-Germain-du-Salembre, honnête compagnon tailleur de pierre du devoir ». C’est en 2009, après une année de troisième chahutée, que l’école de la République et le collégien se sont séparés. D’un commun accord et sans regret. Aujourd’hui, c’est un grand gaillard blond qui mesure en souriant le chemin parcouru en neuf années et la somme de confiance reçue. Membre des Compagnons du devoir, il transmet désormais ce qu’il a reçu. Titulaire d’un brevet de maîtrise supérieur et bientôt d’un Diplôme d’études universitaires scientifiques et techniques (Deust), il enseigne aujourd’hui son métier au centre de formation des apprentis de la Maison d’Epône, dans les Yvelines.
La transmission du savoir, c’est la ligne de vie des compagnons depuis le Moyen Age. Alors que les cathédrales se dressaient partout en Europe, les architectes voyageaient, de chantier en chantier, suivis par leurs meilleurs ouvriers. Les siècles ont passé et cette itinérance demeure le socle pédagogique du compagnonnage : parcourir la France pour apprendre des meilleurs, chacun dans sa spécialité. Ils sont ouvriers – maçons, chaudronniers, mécaniciens… –, mais également artisans et artisans d’art – ébénistes, maroquiniers, restaurateurs…
De l’élève au compagnon
Il existe trois principales organisations compagnonniques : l’Association ouvrière des compagnons du devoir et du tour de France (AOCDTF), la Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment des compagnons des devoirs du tour de France (FCMB) et l’Union compagnonnique des devoirs unis (UCDDU). « Nous développons le même système de formation, à travers le voyage et l’acquisition d’un métier. Nous prenons des adolescents, qui souvent se cherchent, et nous les intégrons dans un processus éducatif par l’apprentissage et la transmission du savoir », expose Marc Bourdais, compagnon charpentier et secrétaire général de la Fédération compagnonnique.
Première étape : acquérir le savoir-faire, « maîtriser le geste juste, souligne Dominique Saffré, compagnon de l’UCDDU. Pour devenir compagnon, il faut avoir acquis toutes les techniques de son métier et donc réaliser le parcours le plus complet possible à travers une itinérance initiatique ». Chaque jeune qui intègre une association compagnonnique débute comme « élève » ou « apprenti », puis il devient aspirant et enfin compagnon. Pour acter son entrée dans sa nouvelle famille, chaque nouveau reçoit un nom, rappelant d’où il vient et une qualité. Tempérance de Saint-Germain-du-Salembre, cité plus haut, se nomme, à l’état civil, Sébastien D’Elia.
Un cordonnier-bottier reportant l’ensemble des mesures prises sur les pieds de son client. / DR
Les parcours des futurs compagnons sont rarement les mêmes. Ils se construisent au fur et à mesure des rencontres et de l’appétence de chacun pour telle ou telle spécialité. « J’ai passé un bac S, puis j’ai fait une année de médecine », raconte Pierre-Nicolas Voisin. Une erreur d’aiguillage. « J’ai envie de bâtir, de construire », poursuit le compagnon. Après un stage sur un chantier de restauration, il intègre l’UCDDU et se forme, année après année, au métier de tailleur de pierre. Il passe un CAP à Rodez, puis un brevet de maîtrise supérieur à Nantes.
A 23 ans, il vole jusqu’à Jérusalem pour remonter une chapelle du Saint-Sépulcre, retourne en France travailler sur la basilique de Saint-Denis, descend dans le Vaucluse restaurer le Palais des papes d’Avignon, remonte à Nantes sur le chantier de la cathédrale, traverse la Manche pour un projet de restauration en Angleterre. Au total, sept ans de voyages. « C’est long, confie-t-il, mais un compagnon doit savoir faire les plus dures et les plus belles des choses. »
Un tour de France au coeur de la formation
Un tour de France, « c’est entre quatre et sept ans de vie communautaire avec une contrainte de déplacement », souligne Marc Bourdais. A chacune des étapes, « le jeune réalise une maquette et devient à son tour un encadrant [aspirant] qui va devoir faire passer ce qu’il a appris à un autre », décrit le compagnon charpentier. La validité d’une acquisition de compétence est mesurée en fonction de la capacité de l’individu à la transmettre.
Deuxième étape : après le savoir-faire, « le savoir y faire », pointe Jean-Claude Bellanger, dit « Manceau la persévérance », secrétaire général des Compagnons du devoir. Etre compagnon, c’est maîtriser son métier et c’est également « s’intégrer dans son métier ». Les aspirants progressent en fonction des compétences acquises ainsi qu’en fonction de leur propension à animer la vie du groupe. Un exercice qu’ils vont répéter à chaque étape du parcours. « Ils vont changer cinq ou six fois de ville, de maison commune, de culture, de contexte professionnel. Il faudra à chaque fois trouver sa place et s’intégrer dans un projet collectif. » Un apprentissage poussé de « savoir-être ».
Le travail de groupe et la transmission du savoir confiée très tôt aux plus jeunes sont les clés de la réussite du compagnonnage. « Nous formons des jeunes à qui l’école a souvent dit qu’ils étaient nuls et sur lesquels personne ne misait. Mais, en apprenant par le métier, la réalisation, ils découvrent qu’ils sont capables d’acquérir des savoirs, de les transmettre, et intègrent une spirale positive », analyse M. Bellanger.
Un fondeur devant une œuvre d’art en bronze après la coulée. / THIERRY CARON / DIVERGENCE
Le système compagnonnique s’est construit hors des voies définies par l’éducation nationale et l’enseignement supérieur. « Avant d’intégrer les Compagnons du devoir, mon professeur d’histoire m’a averti : “Tu vas devoir bosser” », se souvient Sébastien D’Elia. Un avertissement qui révèle les doutes de l’enseignant quant à la réussite de l’ancien collégien. « L’éducation nationale, c’est un cadre. Si tu n’entres pas dans le moule, t’es mis de côté, témoigne le jeune compagnon. Chez les compagnons, le maître de stage est un jeune, il est proche de toi. Il y a rapidement une émulation de groupe qui t’encourage à bien faire. Cela génère une ambiance de travail agréable. On va bosser avec plaisir, la semaine, le soir, le samedi. On ne compte pas les heures. »
Des parcours diplômants
Le compagnonnage peut être une passerelle vers l’enseignement supérieur. Bien que le titre de compagnon n’ait aucune valeur académique, les associations gèrent des centres de formations diplômantes ou accompagnent leurs jeunes dans les écoles ou les universités. Ces centres délivrent des BTS, Deust, licences professionnelles, qui peuvent être autant de chemins vers des cursus universitaires de métier d’art. « La société aujourd’hui a besoin d’une reconnaissance normalisée par un diplôme », reconnaît Marc Bourdais. « Le diplôme est la référence qui va déclencher chez un employeur une embauche, poursuit Jean-Claude Bellanger, il a fallu s’adapter et proposer des parcours pour qu’il n’y ait pas de déconnexion entre le diplôme et le compagnonnage. »
Maxence Marchandier, sculpteur sur bois, est entré en 2009 dans l’Union compagnonnique. « Le réseau des compagnons est un facilitateur. J’ai pu rencontrer de grands professionnels, obtenir un haut niveau de compétence », témoigne-t-il. Parallèlement, il poursuit des études supérieures à Paris-I et obtient en 2015 un master 2 de conservation-restauration de biens culturels. Il est aujourd’hui restaurateur pour la galerie Mermoz, à Paris, spécialiste de l’art précolombien.
La nécessité de posséder un diplôme du supérieur pour avancer sur le marché du travail, Pierre-Nicolas Voisin, le tailleur de pierre voyageur, l’a aussi bien compris. Le compagnon poursuit son parcours à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Versailles. Il a réintégré un cycle académique : « Nous étudions les théories, les concepts. Nous apprenons à travailler beaucoup pour devenir les bons petits soldats des bureaux d’études. Mais c’est loin de l’enseignement concret des compagnons, toujours au plus proche des besoins des entreprises. » L’étudiant et compagnon regrette le schisme qui demeure entre « manuels » et « intellectuels », et cite Aristote : « La main est le prolongement de la pensée. »
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