François Gabart : « Si j’ai une seule frustration, c’est de ne pas avoir pu voler plus longtemps »
François Gabart : « Si j’ai une seule frustration, c’est de ne pas avoir pu voler plus longtemps »
Propos recueillis par Clément Martel
Au cours d’un tchat au « Monde », mardi, François Gabart, deuxième de la Route du rhum, s’est dit persuadé que « l’avenir sera[it] aux bateaux volants » et que cette technique serait « généralisée à tous les bateaux dans les décennies qui viennent ».
François Gabart, qui a fini deuxième de la Route du rhum sur son trimaran Ultime Macif, a répondu aux questions des internautes du Monde dans un tchat mardi 27 novembre. Il est revenu sur cette course, qu’il a menée jusqu’à la toute fin, avant d’être battu sur le fil par Francis Joyon. Il a également évoqué l’avenir de son navire, de la classe Ultime, ces trimarans aux ailes de géants, empêchés de voler par une tempête dans le golfe de Gascogne, et sur les innovations à venir. Voici les principaux extraits de ce tchat.
Comment vous sentez-vous, quinze jours après cette arrivée haletante de la Route du rhum ? Avez-vous bien récupéré ? Et digéré le déroulement de l’arrivée ?
Oui, je suis bien arrivé. Une transition un peu brutale hier, puisqu’il y a trente-six heures, j’étais sur une plage antillaise en maillot de bain. Heureusement, ce matin, il y a du soleil à Paris. Ma récupération a commencé, mais il va falloir plusieurs semaines pour rattraper mes heures de sommeil.
ND : Que s’est-il passé sur le dernier bord qui vous coûte la victoire ? Quel sentiment à ce moment-là ?
Ce qui est assez étonnant, c’est que je me fais doubler dans le canal des Saintes sans m’en rendre compte. C’était la nuit, je ne voyais pas Francis, on avait un système de radar qui ne fonctionnait pas (à cause de la montagne). Quand il est réapparu sur mon radar, il m’avait doublé, et avait pas mal d’avance.
Je suis passé en quelques secondes du chassé au chasseur. C’était assez terrible parce que j’étais en tête depuis sept jours, mais je n’avais pas vraiment le temps d’y penser. Car il me restait quelques minutes pour tenter quelque chose pour passer en tête.
Je n’avais plus rien à perdre, parce que j’avais perdu. Il me restait à essayer d’attaquer jusqu’au bout pour retenter de le doubler d’ici à l’arrivée.
L’état d’esprit était différent, le côté un peu joueur est revenu. Avant, j’étais dans le contrôle. Il fallait tenter quelque chose.
Fabien : Comment faites-vous pour rester si fair-play avec Francis Joyon, même après une défaite dans les derniers instants, et j’imagine très décevante ?
J’ai été battu à la régulière. Francis a fait une super belle course, il a joué les cartes qu’il avait de très belle manière, à savoir donner le maximum d’un bateau plus ancien, mais parfaitement fiabilisé.
Et s’il y a un côté aléatoire au niveau météo sur le tour de la Guadeloupe, je fais de la régate depuis plus de trente ans maintenant, et ce n’est pas la première fois que je gagne ou perds des courses avec un peu de réussite. C’est le jeu, et il faut l’accepter.
Mais, pour moi, cette course, elle aurait pu s’arrêter la première nuit. Pour moi, c’était déjà une belle victoire d’arriver à bon port avec un bateau très fatigué. Et je me suis accroché à cette petite victoire, d’arriver à bon port.
C’est peut-être bête, mais je m’étais fixé comme objectif d’essayer d’arriver et de tout donner jusqu’au bout. Et si je n’ai pas de regrets, c’est que je me suis battu jusqu’au bout.
Whale : Pouvez-vous nous raconter dans quelles circonstances vous avez perdu votre foil et votre safran ? Et l’importance que ça a eu sur votre navigation.
C’était la première nuit dans le golfe de Gascogne, dans du vent fort mais surtout une mer assez creuse. C’est à peu près au même moment que Gitana casse son flotteur au vent. J’ai donc le système d’accroche du foil tribord qui s’est rompu et je l’ai perdu.
Quelques minutes plus tard, le safran babord a cassé, et je me suis retrouvé avec un bateau qui n’était plus du tout à son plein potentiel.
A ce moment, je me dis : « Est-ce que moi et le bateau, on est en sécurité ? » La réponse était assez simple, le bateau continuait à flotter, et je pouvais le diriger.
Ensuite, la question de continuer la course et d’arriver en Guadeloupe s’est posée. Assez vite, je me suis rendu compte que je pouvais le faire avec un niveau de sécurité suffisant.
La dernière question qui me taraudait, c’était de savoir si je pouvais continuer à être performant et jouer la victoire. La seule façon de répondre à cette question était de tenter et d’essayer.
Pourquoi ne pas avoir communiqué sur ces avaries ?
Vu que mes avaries ne m’empêchaient pas d’avancer, je ne pouvais pas me permettre de donner une information aussi stratégique à mon adversaire – très vite, ça a été Francis –, car il aurait pu adapter sa stratégie en fonction des problèmes que j’avais.
JBB : La victoire du bateau de Francis Joyon est-elle une remise en cause des nouvelles catégories d’Ultime sur certaines courses ?
Pas du tout. C’est une certitude que l’avenir se fera sur des bateaux volants. Francis le dit lui-même. C’est plutôt une histoire de timing, et force est de constater qu’en novembre 2018, il était préférable d’avoir un bateau plus vieux et parfaitement fiabilisé.
Il faut bien comprendre qu’on a fait des progrès en termes de performances considérables ces derniers mois. Et qu’on ne peut pas vivre une rupture technologique pareille et ce type d’innovation sans faire de temps en temps des erreurs.
C’est un sport mécanique. On progresse en permanence, on fait deux pas en avant, un pas en arrière. Mais on va toujours de l’avant
Avant l’entame de la course, à Saint-Malo, vous parliez de la « sensation fabuleuse » que vous ressentiez quand votre bateau s’élève sur ses foils et s’envole. Avez-vous pu ressentir ces sensations au cours de cette course ?
J’ai pu les ressentir du départ jusqu’à Ouessant, sur les cinq, six premières heures. C’était assez fabuleux et génial. J’espère que les images du départ vous ont plu, et je suis ravi qu’on ait pu partager ce chouette moment.
Mais malheureusement la suite de la course a été plus difficile en termes de sensation, car j’avais ce bateau amputé de ses appendices, et qui ne pouvait pas exprimer pleinement ses performances. Et si j’ai une seule frustration sur cette course, c’est ça, de ne pas avoir pu voler plus longtemps au large.
Thibaut : Sans trahir de secrets, à quoi ressemblera à peu près votre prochain bateau ?
C’est difficile à dire, car on est seulement au début de la construction. Il reste encore plein de choses à concevoir et à imaginer. Ce que je peux affirmer, c’est qu’il ira encore bien plus loin dans le vol et sera très innovant.
TomTom : Pourquoi avez-vous lancé la construction d’un nouveau bateau ? Celui-ci paraît quasiment imbattable. Et quel est votre sentiment face à la destruction du bateau d’Armel ?
Il faut comprendre qu’on a des projets sur du très long terme avec la Macif. Le bateau actuel a été lancé en 2013, il reste en effet extraordinaire et très performant, mais la question aujourd’hui est de savoir à quoi ressembleront les bateaux dans cinq, six ans et j’espère que le nouveau bateau répondra parfaitement à cette problématique.
Concernant Armel, c’est terrible. Les images de son bateau cassé font mal au cœur. C’est des milliers d’heures de travail, l’énergie de toute une équipe pendant des mois, et c’est affreux de voir un bateau blessé, presque mort.
Ermiloff : Si les sports mécaniques justifient leur existence et leurs budgets par l’aspect laboratoire des véhicules, sur lesquels sont développées des solutions techniques pour le futur, quel est l’intérêt de développer des bateaux comme les vôtres ?
La course au large en solitaire est une spécialité française. Et tout le travail que l’on fait sur nos bateaux permet de nourrir tout un secteur industriel dans la construction navale. Et on peut être fier de ce secteur en France, qui est clairement un leader mondial.
Pour donner un exemple très concret, les coureurs au large sur la Route du rhum dans les années 1980 ont travaillé au développement d’un pilote automatique, qui à l’époque était réservé à une élite. Mais, grâce à tout ce travail, tous les bateaux de plaisance aujourd’hui peuvent utiliser cette technologie.
Le vol, qui est aujourd’hui restreint à une élite, sera, j’en suis persuadé, généralisé à tous les bateaux dans les décennies qui viennent. Cela commencera probablement sur les petites embarcations ; ce qui crée déjà un bouleversement notable en planche à voile, en kite et en surf. Demain, ça le sera pour tous les bateaux de plaisance. Le transfert technologique est en cours.
@Sosialawen : En voyant les dégâts sur l’ensemble de la catégorie Ultime, est-ce que le projet de course Brest Océans est compromis ou pas du tout ?
Brest Océans aura lieu, c’est une certitude. Reste à trouver le meilleur timing, et on fera tout en bonne intelligence, d’une manière collective pour prendre la meilleure décision.
Nico 59 : Un bateau volant est-il encore un bateau ?
C’est quelque part un abus de langage, car nos appendices, les fameux foils, restent toujours en contact avec l’eau. C’est donc bien un bateau. Mais qui ne se sert plus d’Archimède mais de la portance dynamique, comme un avion. Faut-il changer le nom de nos bateaux ? Je vous laisse y réfléchir.
Migrants : « si on peut déjà sauver des vies, pourquoi s’en empêcher ? »
Interrogé sur le fait qu’il a été l’un des rares marins ayant annoncé leur engagement au côté de L’Aquarius qui vient en aide aux migrants qui risquent leur vie pour traverser la Méditerranée, François Gabart a répondu que « l’assistance à personnes en danger est un devoir universel qui prend une dimension particulière chez les marins ». « J’ai rencontré les équipes de SOS Méditerranée en 2016 lorsque nous avons tenté le record de la Méditerranée, a-t-il expliqué. C’est assez terrible de savoir qu’une telle tragédie humaine existe si près de nous. Car l’entraide entre nous est régulière. Je soutiens donc l’action de l’Aquarius, je suis conscient qu’on ne peut pas résoudre l’ensemble du problème, mais si on peut déjà sauver des vies, pourquoi s’en empêcher ? »