Implants : « Le Monde » attaque en justice le manque de transparence des autorités
Implants : « Le Monde » attaque en justice le manque de transparence des autorités
Par Maxime Vaudano
Le journal va déposer un recours pour obtenir la communication de documents d’intérêt public liés aux dispositifs médicaux, protégés par le secret des affaires.
L’adoption par la France d’une législation protégeant le secret des affaires, à l’été 2018, avait fait planer une menace sur la liberté d’informer.
Quatre mois après la transposition de la très décriée directive européenne, Le Monde en a subi pour la première fois les conséquences, en se voyant refuser l’accès à des documents d’intérêt public réclamés au cours de l’enquête « Implant Files », menée en collaboration avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ).
Dans un avis reçu par le quotidien, lundi 26 novembre – après la publication des premiers éléments de l’enquête internationale –, la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) a invoqué pour la première fois les nouvelles dispositions sur le secret des affaires pour débouter Le Monde de sa demande d’accès à des documents d’intérêt public de LNE/G-MED, l’une des cinquante-huit sociétés commerciales européennes habilitées à contrôler les dispositifs médicaux (défibrillateurs, pompes à insuline, prothèses de hanche…).
Notre journaliste Stéphane Horel avait réclamé dès le 14 mai la liste de tous les dispositifs ayant reçu un certificat de conformité de LNE/G-MED, sésame leur permettant d’être commercialisés, ainsi que la liste des dispositifs rejetés.
Une fin de non-recevoir
Le refus opposé à l’époque par cet organisme était d’autant plus étonnant qu’il ne s’agissait pas d’une société privée, mais d’un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) rattaché au ministère chargé de l’industrie – le seul établissement de ce type en France. Le Monde avait alors saisi, le 30 mai, la CADA, une instance indépendante qui peut être saisie par tout citoyen confronté au refus d’une administration de lui communiquer ses documents.
Six mois après, la CADA a donc opposé une fin de non-recevoir. Non pas parce que cette requête serait hors des clous de la loi de 1978 – la CADA reconnaît, après une longue démonstration, que ces listes revêtent « le caractère de documents administratifs », car LNE/G-MED assume une mission de service public. Mais parce que leur communication « serait susceptible de porter atteinte au secret des affaires ».
Un recours devant le tribunal administratif
Le Monde, qui conteste cette interprétation, a mandaté Me Patrice Spinosi pour déposer dans les prochains jours un recours contre cette décision devant le tribunal administratif de Paris. Compte tenu de l’urgence pour le public de pouvoir disposer de ces informations, ce recours sera assorti d’une demande de référé qui pourrait, le cas échéant, permettre au juge de se prononcer dans un délai restreint, d’environ trois semaines.
L’invocation du secret des affaires est d’autant plus étonnante qu’il vise normalement à protéger une entreprise contre la divulgation de données confidentielles à ses concurrents, alors que LNE/G-MED se contente de certifier des dispositifs médicaux.
Certains de ses cinquante-sept homologues européens proposent d’ailleurs une base de données publique de leurs certificats sur leur site Internet, comme TU Sud en Allemagne, BSI au Royaume-Uni ou encore Devra aux Pays-Bas.
La liberté d’informer protégée par la loi
En tout état de cause, Le Monde rappelle que la loi exclut le recours au secret des affaires lorsqu’il s’agit d’« exercer le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse, et à la liberté d’information telle que proclamée dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ».
Cette clause de protection des journalistes avait précisément été intégrée à la directive européenne, puis à la loi française, pour rassurer les détracteurs du projet, inquiets de ses conséquences sur le droit à l’information.
Or, « il s’agit du cas typique d’une demande où le secret des affaires ne saurait être opposé à un journal qui cherche à se faire communiquer des informations dans le cadre d’une enquête internationale qui touche l’ensemble des citoyens, relève Me Spinosi. Nous sommes face à une autorité publique qui refuse de communiquer certaines données sans fournir de justification, alors qu’elles présentent un intérêt évident pour la santé publique. »
Par le passé, l’administration disposait déjà d’autres armes pour empêcher la communication de documents liés à la santé publique. Mais le vote de la loi de juillet 2018 pourrait avoir à nouveau fragilisé le droit à l’information.
En septembre, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) avait ainsi fait état du secret des affaires pour refuser la communication de documents liés au Levothyrox à Me Emmanuel Ludot, l’avocat d’une association de malades de la thyroïde. « Avant cette loi, ils n’auraient pas pu le faire », a-t-il estimé.
Le recours engagé par Le Monde sera le premier dossier emblématique à placer sur le terrain judiciaire cette législation controversée. « C’est à l’aune de ce type de litige que l’on verra si la loi sur le secret des affaires est effectivement équilibrée, comme le prétendent ceux qui l’ont édicté, et si elle ne va pas servir de paravent pour cacher au public des informations qu’il lui appartient de connaître, car elles touchent à sa sécurité », souligne Me Spinosi.
Ce qu’il faut savoir sur l’enquête « Implant Files »
Les « Implant Files » désignent une enquête menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et 59 médias partenaires, dont Le Monde.
- Au cœur de l’enquête : les dispositifs médicaux. Plus de 250 journalistes ont travaillé sur les incidents occasionnés par ces outils censés aider les patients (de la pompe à insuline aux implants mammaires en passant par les pacemakers ou les prothèses de hanche).
- Une absence de contrôle. Ces dispositifs médicaux bénéficient facilement du certificat « Conformité européenne » permettant de les vendre dans toute l’Europe… Et ce, quasiment sans aucun contrôle.
- Un bilan de victimes très opaque. Seuls les Etats-Unis recueillent de manière détaillée les incidents relatifs à ces dispositifs médicaux. La base américaine compte 82 000 morts et 1,7 million de blessés en dix ans. En Europe, ces informations sont inexistantes, faute de « remontée » systématique et de contrôle.
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