« Et donc vous faites de la boxe thaïe… » L’énarque Jean-François Monteils, front dégarni et lunettes à cordon, examine le CV d’Eléonore, 25 ans. « C’est un sport violent, j’ai lu qu’en Thaïlande les boxeurs ne dépassaient pas 36 ans d’espérance de vie… » Silence chez les quatre autres membres du jury. « Qu’est-ce que cela vous apporte ? », lance ce président de la chambre régionale des comptes d’Aquitaine. Face à eux, droite sur sa chaise, Eléonore ne cille pas. Diplômée de Sciences Po, de l’Essec et d’une licence de philo à Nanterre, elle a travaillé un an comme attachée parlementaire d’un député La République en marche (LRM), fait des stages dans plusieurs administrations et à l’Institut français de Londres. Elle est surentraînée. « J’ai appris à me battre, à encaisser des coups. A ne plus fermer les yeux quand on m’en donne. »

15 filles et 25 garçons reçus au terme de 10 épreuves

En cette dernière semaine de novembre, ils sont 95 à passer les oraux de l’ENA, l’école qui ouvre la porte aux plus hautes fonctions administratives de la République. Le suspense a pris fin ce vendredi 30 novembres : 40 élèves ont été admis – 15 filles, 25 garçons – à l’issue d’une série d’épreuves dont la plus importante est un « grand oral ».

Pour réussir un tel concours « décathlon » (de dix épreuves, donc), il faut être archibon, archipréparé, et avoir décroché des « bons » stages. Dès lors, rien d’étonnant à ce que les lauréats viennent presque tous des mêmes filières les plus sélectives – celles où la diversité sociale n’est pas vraiment la règle. L’année dernière, parmi les 40 reçus au concours externe, 27 étaient issus de la prép’ ENA de Sciences Po Paris et 10 autres de celle de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, où atterrissent les élèves des Ecole normales supérieures. Peu de chances pour que cela change cette année. Pourrait-il en être autrement, au vu du nombre de places ? De fait, la sélection est drastique : parmi les 613 présents aux écrits 2018, 14 % ont été autorisés à passer les oraux de novembre.

Le premier quart d’heure est le plus facile. Le jury alterne les questions attendues sur le « bas du CV »

Parmi eux, Leila, 25 ans. On la rencontre dans les locaux parisiens de l’ENA, un élégant bâtiment aux allures mauresques qui abritait jadis l’Ecole coloniale. Comme les autres candidates, elle la joue classique : chemise blanche, pantalon sombre, veste noire, cheveux attachés. Elle a grandi au Maroc et fait son chemin dans le monde des grandes écoles : prépa HEC au lycée Carnot, ESCP, année d’études en Chine. Elle sort juste de son grand oral. « C’était épuisant, et je ne suis pas loin de penser que c’était la cata. Mon opinion sur la légalisation du cannabis, je ne m’y attendais pas. »

Au début, pourtant, tout allait bien. Le premier quart d’heure est le plus facile. Le jury alterne les questions attendues sur le « bas du CV » : « Vous faites du théâtre, quel est votre auteur favori ? », « Vous avez joué au rugby : qu’est-ce que cela dit de votre personnalité ? » Dans la salle, on écoute leurs réponses habiles et structurées – ce grand oral est ouvert au public. « Ils sont tellement préparés à se présenter et parler de leur CV que pour le jury, il y a un effet de neutralisation. Ils sont tous très bons : cela ne nous permet pas vraiment de choisir », glisse en aparté Jean-François Monteils. La conversation dérive ensuite sur l’administration, les stages (« Quel serait votre style de management ? »), le sens du service de l’état…

Les choses se compliquent lors du deuxième quart d’heure, celui des mises en situation managériale « en style direct », façon jeu de rôle avec le jury. C’était une première cette année – là-dessus, les candidats pouvaient davantage se différencier. Jean-François Monteils, président du jury, prend un malin plaisir à se glisser dans la peau de collaborateurs imaginaires, improvisant des conflits que le futur énarque pourrait être amené à gérer : gestion des congés dans un service, collaborateurs surmenés, suppressions de postes annoncées, agent qui part en vacances sans laisser ses dossiers…

Leila doit jouer une cheffe de bureau en discussion avec des représentants syndicaux

Pas facile pour des jeunes peu expérimentés. Théo, 26 ans, doit se mettre dans la peau d’un jeune énarque chef de bureau, avec huit personnes sous sa responsabilité. On lui dit que son prédécesseur est devenu conseiller au cabinet du ministre. Problème : celui-ci continue de solliciter directement les agents de son ancien service. Le tout sans informer ni mettre en copie des boucles d’e-mails le nouveau jeune chef, qui se trouve en porte-à-faux vis-à-vis de son équipe. Que faire ? Théo tente de deviner les subtilités des jeux de hiérarchie. « Je commence par envoyer un mail », dit-il. Ça ne marche pas. « Alors je l’appelle ? », propose Théo. « Allez-y, il vous répond », poursuit Jean-François Monteils, qui enchaîne, dans la peau du conseiller : « Allô ? Monsieur, on reproche à l’administration sa lourdeur, j’ai voulu aller plus vite ainsi. Ne m’embêtez pas, je le ferai quand j’y penserai. » Coriace.

La situation est encore plus délicate pour Leila. Elle doit jouer une cheffe de bureau en discussion avec des représentants syndicaux, qui ne comprennent pas pourquoi son service est l’un des seuls où les agents ne bénéficient pas de primes. Jean-François Monteils, malicieux, ajoute une contrainte supplémentaire : « Vous avez travaillé auparavant à l’Inspection des finances, où vous avez rédigé un rapport fustigeant ces primes. Et cela n’échappe pas à vos collaborateurs. » L’affaire est corsée.

Fiscalité environnementale et Etat régulateur

Le quart d’heure final, consacré aux questions d’actualité, est le plus périlleux. Le président a beau jeu de rappeler que l’idée « n’est pas d’évaluer les connaissances, mais de recruter des jeunes en fonction de leurs vertus et de leurs talents ». Mieux vaut tout de même être assez solide pour se lancer dans une argumentation sur la fiscalité environnementale, le lien entre administration et citoyens, le rôle de l’Etat régulateur… Au fil de l’après-midi, les candidats sont amenés à discuter de l’école, des migrants, ou encore du changement climatique.

L’ENA est loin d’être un modèle de diversité

Régulièrement, le jury tente d’emmener les candidats hors de leur zone de confort, essayant de susciter des prises de position (« les lycées doivent-ils recruter leurs enseignants ? »). Dans cette épreuve, la neutralité n’est « pas forcément un bon choix », assure Jean-François Monteils. Théo, analyste à la Banque de France, diplômé de Centrale Lyon et de Sciences Po, n’était pas à son aise sur le terrain politique. « Pensez-vous que l’opposition entre conservateurs et progressistes soit l’axe structurant du débat politique européen ? » : il passe à côté de la question. Il retombe sur ses pattes avec une discussion autour de l’utilisation de l’intelligence artificielle par l’Etat. Au bout de quarante-cinq minutes, le chronomètre interrompt brutalement l’échange.

Cette nouvelle promotion ressemblera-t-elle aux suivantes ? Le président du jury a beau assurer que les admis ne sont pas tous issus des grands lycées parisiens, et qu’il y a parmi eux « des provinciaux, des gens qui viennent de la grande couronne parisienne », l’ENA est loin d’être un modèle de diversité. Mais l’école tente de faire bouger les lignes – en témoigne l’ouverture d’un nouveau concours, l’année prochaine, pour les titulaires de doctorat, et sa campagne lancée pour contrer la baisse du nombre de candidats observée depuis 2010. Cette année, un sursaut d’inscriptions a été enregistré.

Les prénoms ont été changés à la demande de l’école.