« Les problématiques portées par les “gilets jaunes” sont le propre des révoltes depuis le Moyen Age »
« Les problématiques portées par les “gilets jaunes” sont le propre des révoltes depuis le Moyen Age »
Propos recueillis par Cécile Bouanchaud
Pour l’historienne Mathilde Larrère, si le mouvement des « gilets jaunes » présente des analogies avec des mouvements révolutionnaires, il ne faut pas oublier de pointer en quoi il s’en éloigne également.
Jacquerie, poujadisme, sans-culottes… Depuis l’émergence des « gilets jaunes », bon nombre de commentateurs ont cherché à raccrocher ce mouvement à des mobilisations passées. Les images des violences qui ont émaillé la troisième journée de mobilisation des « gilets jaunes », samedi 1er décembre, ont fini d’alimenter le jeu des analogies, en rappelant, outre une symbolique liée à Mai 68, des références claires à la Révolution française.
Pour Mathilde Larrère, historienne spécialiste des mouvements révolutionnaires en France au XIXᵉ siècle et maîtresse de conférences à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée, le fait de convoquer des événements historiques passés « renseigne beaucoup plus sur le regard que nous portons sur ce mouvement protéiforme » que sur les véritables points communs avec les révoltes qui ont marqué notre histoire.
Comment situer les « gilets jaunes » dans l’histoire des mouvements sociaux ?
Mathilde Larrère : Quand on analyse les mouvements sociaux, on est habitué à avoir affaire au mouvement ouvrier, qui est rattaché à des organisations syndicales que l’on connaît bien. Cette fois, ce n’est pas le cas, il n’y a pas de manifestations classiques, de ballons et de banderoles.
Pour autant, la mobilisation des « gilets jaunes » est une forme de mobilisation très courante dans notre histoire. Seulement, nous ne sommes pas dans un mouvement ouvrier, mais un mouvement de consommateurs, c’est-à-dire de personnes qui partagent une expérience de consommation, celle d’un pouvoir d’achat trop bas, celle de la faim. Cette problématique est le propre des mouvements sociaux depuis le Moyen Age, où la question a toujours été de pouvoir se nourrir. Avant, c’était le prix du pain, maintenant, c’est le prix de l’essence.
Cette situation est d’autant plus explosive qu’elle est portée par une frange de la population qui travaille. On le voit dans les comptes rendus de procès des « gilets jaunes », les manifestants sont des personnes insérées socialement et professionnellement. Les travaux sur les foules insurrectionnelles à travers l’histoire mettent en lumière ce même profil. Par ailleurs, les grandes révoltes populaires, au sens social du terme, soulignent la distance entre l’élite et la classe populaire.
Quels sont les symboles historiques que les manifestants convoquent ? Comment les interpréter ?
Avec des slogans comme « Macron = Louis XVI », ou encore « Gilets jaunes = sans-culottes », les manifestants convoquent des symboles de la Révolution française. En ce sens, ils s’éloignent du mouvement ouvrier, pour se référer à une période qui fait partie de l’histoire de tous. Ces références à notre histoire révolutionnaire vont dans la continuité des mouvements de ces dernières années, où par exemple Brigitte Macron est souvent présentée comme une Marie-Antoinette.
La Révolution française est d’ailleurs le fruit d’une augmentation progressive des révoltes. Le mouvement des « gilets jaunes » s’inscrit dans cette même dynamique, celle d’une croissance de la conflictualité, avec les manifestations contre la loi travail ou encore Nuit debout.
Pour autant, il est impossible de jouer les Cassandre en disant que le mouvement des « gilets jaunes » amorce un mouvement révolutionnaire. Faire de l’histoire, c’est savoir que tout est ouvert, cela peut s’arrêter, cela peut s’étendre. L’avenir du mouvement dépend de multiples variables : comment va réagir l’Etat ? Un autre événement va-t-il s’immiscer ? Va-t-il y avoir des morts ?
En tant qu’historienne, quel regard portez-vous sur les violences qui ont émaillé la mobilisation du 1er décembre ?
Disons que, contrairement au reste de la population qui a tendance à oublier les événements passés, les historiens ne peuvent pas être surpris face à ce mouvement. Nous avons connu plusieurs mouvements d’insurrection. Le réflexe de l’historien est de replacer ces mobilisations dans un contexte plus large, notamment pour constater ce qu’il y a de singulier dans le mouvement. Le regard historique permet aussi bien de souligner des points communs que de mettre en avant des différences.
Justement, en quoi ce mouvement des « gilets jaunes » est inédit à certains égards ?
Tout mouvement insurrectionnel est rattaché à un espace. Dans le cas de la mobilisation du 1er décembre, les « gilets jaunes » n’ont pas investi les territoires classiques de l’émeute, mais des lieux de manifestation solennels, comme l’Arc de triomphe. Les « gilets jaunes » choisissent un espace relativement vierge de toute mémoire insurrectionnelle. Cela interpelle. Alors que la statue de la République, elle, est maintes fois taguée, et les gens sont habitués.
On entend beaucoup de personnes comparer les événements de samedi avec Mai 68. Cette comparaison vous semble-t-elle justifiée ?
La seule comparaison qui tienne se réfère à l’image : celle des barricades, des voitures renversées, des rues dépavées, etc. Comme nous avons célébré le cinquantenaire il y a peu, ces images, qui sont celles du répertoire d’action de l’insurrection, sont présentes dans nos esprits. Mais s’agissant des revendications, les « gilets jaunes » n’ont rien à voir avec Mai 68, qui a commencé par un mouvement étudiant, suivi d’une grève ouvrière massive.
D’autres comparaisons historiques ont été faites avec le mouvement des « gilets jaunes » dans son ensemble : jacquerie, poujadisme, sans-culottes… Qu’en pensez-vous ?
Quand une personne compare avec des événements historiques passés, cela renseigne beaucoup plus sur le regard qu’elle porte sur le mouvement. Quand certains comparent avec la jacquerie, c’est pour renvoyer le mouvement du côté de l’archaïsme, de la désorganisation, du rural ou encore de la violence. C’est un terme assez péjoratif. A plusieurs reprises dans l’histoire, ce terme a été utilisé pour décrédibiliser un mouvement. En décembre 1851, lors du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, les campagnes se sont soulevées au nom d’une conception républicaine, et le pouvoir a déconsidéré le mouvement en évoquant une jacquerie.
S’agissant des références au poujadisme, le terme va plutôt être utilisé par des personnes de gauche, pour renvoyer ce mouvement dans les cordes de l’extrême droite. Pour l’évocation des sans-culottes, la référence est plus positive, elle permet de valoriser le mouvement en l’ancrant dans un grand mouvement historique.
Comment expliquer qu’Emmanuel Macron cristallise cette colère ?
C’est notamment l’effet des institutions de la Ve République, qui concentrent les pouvoirs sur une personne, donc la contestation se porte autour du président. Mais tous les présidents ont connu des manifestations au cours desquelles on scandait leur nom.
Le discours d’Emmanuel Macron, ses phrases contre les classes populaires, témoignant un mépris de classe, rendent la colère plus vive. Il n’est donc pas surprenant de voir ces slogans de « dégagisme » visant Emmanuel Macron. D’autant plus dans un pays qui a fait tomber son roi à deux reprises.
« Gilets jaunes » à Paris : Emmanuel Macron réagit aux violences
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