Les invisibles de la Silicon Valley
Les invisibles de la Silicon Valley
Par Damien Leloup
La photographe Mary Beth Meehan a documenté la vie des habitants de cette partie de la Californie, bouleversée par l’émergence des géants du Web.
Livre. Il y a ce couple, propriétaire de sa maison à deux millions de dollars (1,75 million d’euros) et qui gagne six fois le salaire médian, mais explique ne pas avoir les moyens d’acheter de jolis meubles pour équiper les grandes pièces vides de leur maison de Los Gatos ; ils sont la « classe moyenne » de la Silicon Valley. Et puis, il y a toutes celles et tous ceux, bien moins lotis, qui sont tout au bas de l’échelle sociale, dans ce petit bout de Californie devenu l’un des plus chers au monde. Imelda, qui fait le ménage dans de riches villas et dort dans une caravane sans cuisine ni douche. Richard, licencié de chez Tesla après s’être syndiqué. Victor, 80 ans, chassé de son appartement par le boom des loyers et qui vit, sans eau courante ni électricité, à quelques kilomètres du campus de Google.
C’est cette Silicon Valley, rarement décrite, jamais montrée, qu’a voulu documenter la photographe Mary Beth Meehan. Son livre, Visages de la Silicon Valley, offre toute une série de rencontres, avec la face cachée des campus rutilants d’Apple ou de Facebook. Sans tomber dans le misérabilisme, la photographe donne à voir les contrastes saisissants qui séparent le monde des start-up et celui dans lequel vivent leurs employés.
Contrastes et nouveaux mythes
Car la Silicon Valley n’est pas seulement un endroit où les contrastes entre les plus riches et les plus pauvres sont particulièrement marqués – c’est, après tout, vrai de beaucoup d’endroits. Mais en creux, Mary Beth Meehan montre aussi une autre dissonance, plus subtile, entre la manière dont la Silicon Valley se voit elle-même et ce qu’elle est réellement. Justyna, ingénieure ultradiplômée et qui vit confortablement, regrette à demi-mot l’époque où « elle était encore une idéaliste ». Mary, arrivée d’Ouganda il y a un an, ressent une solitude qu’elle n’aurait jamais connue dans son village natal. Quel est le sens de cette explosion démographique, scientifique et économique ? « Ils ont trop d’argent, et ne vivent que de matérialisme, sans aucune spiritualité », commente Diane, qui fait partie de la bourgoisie de Menlo Park depuis des années, avant le boom économique.
« A bien des égards, la Silicon Valley est notre Plymouth contemporain », écrit en préface l’essayiste américain Fred Turner, fin connaisseur du secteur. « Tout comme les puritains britanniques traversèrent à la voile l’Atlantique au début du XVIIe, les travailleurs en provenance du monde entier, toutes qualifications confondues, rejoignent aujourd’hui la Californie. » Et participent, chacun à leur manière, à l’édification d’un mythe nouveau. En faisant table rase du passé, parfois de manière tragique. Mary Beth Meehan met ainsi en scène, face à face, l’image d’une église menacée de démolition par un projet d’extension de Facebook, et celle d’une inauguration de start-up – dans les deux cas, la ferveur est palpable.
Visages de la Silicon Valley, de Mary Beth Meehan (préface de Fred Turner), éditions C & F, 112 pages, 33 euros.