Arte, mardi 11 décembre à 20 h 50, documentaire

Anything. Anywhere. Anytime. Ou, en français sous-titré : « Tout. Partout. Tout le temps. » Telle est la promesse faite par Amazon et son PDG, Jeff Bezos. Pourtant, bien malin celle ou celui qui aurait pu croire que, en lâchant Wall Street en 1994 pour s’enfermer dans un pavillon de la banlieue de Seattle, ce dernier allait donner naissance à un monstre tentaculaire à l’appétit gigantesque et au pouvoir sans égal ou presque. Et c’est bien cela que montre et démontre – à travers de très nombreux témoignages et interviews, notamment celle de Noam Cohen, journaliste au New York Times – le documentaire réalisé par David Carr-Brown.

Tout commence la nuit. Nous sommes dans une ville américaine. En voiture avec l’un des quelque 500 000 employés d’Amazon. Il va livrer un colis, faisant, ainsi, un heureux de plus. Car Amazon est l’entreprise qui satisfait immédiatement nos désirs, ne dormant jamais, traitant nos commandes dans les quinze minutes suivant notre achat en ­ligne. L’image suivante est celle d’une jeune adolescente ouvrant ses paquets, et force est de constater que son sourire parle pour elle : c’est Noël tous les jours et à portée de clic.

Les conditions de travail ne sont pas insoutenables, mais si lointainement humaines

Dès 1997, Jeff Bezos avait prévenu : Amazon serait l’entreprise « la plus centrée sur ses clients ». Et peu importe si ses chauffeurs – « ubérisés » avant l’heure – courent après les courses, les yeux rivés sur leur téléphone pour ne pas risquer de perdre quelques dollars. Peu importe aussi si les employés sont tracés. Si chacun de leurs gestes est dicté, comptabilisé – le temps imparti pour effectuer ledit geste est également spécifié.

Lire la chronique : Jeff Bezos, boss sans limites

A voir circuler ces fourmis dans ces gigantesques entrepôts comme il en existe tant, il n’est pas difficile de comprendre que les conditions de travail ne sont pas insoutenables, mais si lointainement humaines. Que, sans visage ni nom, ce sont des milliers de femmes et d’hommes robots, qui, pour payer leur loyer, emprunt, etc., font tout pour ne pas « boguer ». Et c’est là-dessus qu’insiste peut-être le plus ce documentaire, qui a l’avantage de faire comprendre à quel prix sont livrés les moindres désirs des enfants que nous sommes devenus, incapables d’attendre ou de se rendre dans un point de vente dit classique, engendrant une rupture des relations sociales traditionnelles et une transformation en profondeur de la société.

La CIA comme client

Ce documentaire s’attarde aussi sur la situation de monopole détenue par Amazon, son pouvoir devenant sans égal, comme le rappelle Margrethe Vestager, laquelle, depuis son poste de commissaire européenne à la concurrence, lutte contre les positions jugées dominantes et abusives – celles d’Amazon, mais aussi de Google, Apple ou Facebook, les ­fameux GAFA. Et c’est peut-être là que l’on pourra exprimer quelques regrets. Quand le documentaire se termine par un certes engagé mais un peu simpliste : « Au nom de notre bien-être à tous et de la démocratie et de tout ce que nous chérissons, il est vital de ne pas laisser Amazon se propager sans aucune forme de contrôle », on aurait peut-être aimé en entendre davantage. Dès le début en effet, quand titre et générique ­défilent alors que la statue de la Liberté apparaît tel un fond d’écran ironiquement symbolique, on comprend bien que c’est là, aussi, que le bât blesse.

Car n’oublions pas qu’en plus de ses différents rachats (dont le prestigieux quotidien Washington Post), de sa position de monopole (la plus grande librairie du monde est devenue centre commercial et fournisseur de contenus), Amazon est certainement le plus grand capteur de nos données personnelles, maîtrisant nos profils, ­analysant nos comportements, prévoyant ce qu’il nous faudrait pour être pleinement heureux.

Le Pentagone songe à tirer parti d’Amazon Web Services, notamment pour fournir à ses soldats des informations en temps réel

Or, comme le rappelait le journaliste Martin Untersinger dans Le Monde : « La question des données personnelles n’est pas un problème d’intimité. C’est un enjeu de liberté collective. Les algorithmes enserrent nos vies : ils nous disent quoi acheter, où partir en vacances, qui rencontrer, quel article de presse lire, comment nous déplacer, décident ce que nous pouvons écrire. » Ce n’est pas pour rien qu’Amazon Web Services a d’ores et déjà pour client la CIA. Et que le Pentagone songe à en tirer parti, notamment pour fournir à ses soldats des informations en temps réel. Nom de code du contrat : JEDI. Rien de moins. Mais rien d’impossible non plus pour l’insatiable Jeff Bezos, lequel, par le biais de Blue Origin, veut développer le tourisme spatial et rêve de coloniser la Lune (y déplacer une part de nos industries permettrait de sauver la Terre, selon lui).

La guerre des étoiles aura-t-elle lieu ? Il est probable que « Jeff » ne doive d’abord affronter son pire cauchemar : Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, le rouleau compresseur chinois. Et que les téléspectateurs que nous sommes, à défaut d’une vie plus belle promise par Amazon, n’assistions alors à un remake de Kill Bill au sommet.

L’Irrésistible Ascension d’Amazon, de David Carr-Brown (Allemagne, 2018, 88 min). www.arte.tv/fr/videos/058375-000-A/l-irresistible-ascension-d-amazon