« Les classements d’écoles affectent l’estime de soi des étudiants »
« Les classements d’écoles affectent l’estime de soi des étudiants »
La concurrence nous rend collectivement plus heureux mais individuellement plus malheureux, estime Claudia Senik, professeure à l’Ecole d’économie de Paris.
C’est le rang qui compte : c’est l’une des principales découvertes de l’économie du bonheur, cette discipline qui s’intéresse aux fondements de la satisfaction ressentie et déclarée par les individus. Dès que l’information est disponible, les gens se livrent à des comparaisons. Or on se compare toujours à mieux classé que soi, ce qui est la plupart du temps source de frustration. Le classement, qui quantifie les inégalités pour faciliter les comparaisons, serait donc l’ennemi du bonheur, la source de raisonnements toxiques.
Pourtant, nos sociétés tendent de plus en plus à produire et à afficher des classements, en particulier dans le domaine de l’enseignement supérieur. Le risque est alors que le classement rende heureuse la minorité qui se voit placée au sommet, et malheureuse la majorité des autres.
Des classements qui affectent l’image de soi
Le problème de ces classements, c’est qu’ils peuvent être considérés comme la mesure globale d’une valeur personnelle. Le classement des écoles déteint en partie sur les étudiants, en affectant leur image et leur estime de soi, et c’est d’autant plus le cas que la hiérarchie entre établissements est verticale et s’opère sur un axe unique.
En France, pays aristocratique, on reste éternellement « ancien » de telle ou telle grande école. Produire du classement explicite a donc l’inconvénient d’objectiver des écarts et des relations sociales de supériorité et d’infériorité qui, peut-être, seraient moins sensibles si elles n’étaient pas formulées.
Aurait-on alors avantage à maintenir une certaine ignorance, un flou opportun sur la performance relative des universités ? Dans certaines situations, ce type de raisonnement peut être pertinent. Mais dans le cas des universités, le classement ne fait que dévoiler un secret de Polichinelle. On sait que, sans classement formel, les « héritiers », les membres de la société les plus informés, sont capables d’identifier les meilleures prépas, les meilleures écoles et universités – tandis que les autres font leur choix dans l’obscurité. Les classements rendent peut-être le monde plus concurrentiel aux initiés, mais ils procurent de l’information à ceux qui sont initialement le plus éloigné des chemins de la réussite. Et pour eux, c’est une possibilité plus grande de bonheur.
On reproche également au classement de substituer des motivations extrinsèques (je travaille pour intégrer une bonne école) aux motivations intrinsèques (je travaille car la matière est intéressante et j’ai du plaisir à le faire). La perspective du classement réduirait le plaisir de l’apprentissage pour lui-même, en lui substituant une pression à la performance selon des critères d’évaluation imposés de l’extérieur – des pratiques de bachotage en somme. Cela est partiellement vrai. Mais dans un monde où la grande majorité d’une cohorte accède à l’enseignement supérieur – et tant mieux – et où les établissements sont ouverts aux étudiants du monde entier, on ne voit pas comment éviter de formaliser un peu le processus de choix des établissements. En résumé, les comparaisons produites par les classements font certainement moins de perdants que de gagnants.
Le classement est l’outil de la concurrence
Cela me conduit à mon deuxième point : le classement est l’outil de la sélection et de la concurrence, et c’est certainement ce qu’on lui reproche. Quand un algorithme tel que Parcoursup classe les futurs étudiants, il organise la concurrence entre eux pour l’admission dans les universités. En retour, il place celles-ci en concurrence les unes avec les autres face au choix des étudiants. Le classement formalise et organise la concurrence par comparaison comme principe d’affectation des ressources et des gens.
Cela rend-il heureux ou malheureux ? La réponse est que la concurrence nous rend collectivement plus heureux mais individuellement plus malheureux. La concurrence entre les universités incite chacune d’elles à faire de son mieux pour attirer les étudiants, ce qui est bon pour ces derniers. Mais l’autre face de la concurrence, c’est qu’elle a un coût au niveau individuel. Elle est source de pression et de stress. Que de temps et d’efforts consacrés par les étudiants non seulement pour obtenir de bons résultats aux examens et aux concours, mais aussi pour remplir les dossiers de candidature, rédiger leur CV, etc.
La concurrence est toujours une chose que nous voulons en général, mais à laquelle nous voudrions nous soustraire personnellement, que ce soit dans le monde des affaires ou des études. Mais a contrario, qui choisirait de retourner à une société sans mobilité sociale, où la concurrence n’existe pas parce que les positions sont déjà assignées ? Au total, la balance penche tout de même en faveur de la concurrence.
Multiplier les échelles de valeur
Mon troisième point, c’est qu’il nous appartient de mieux organiser les classements et ce que l’on en fait. Ce que redoutent les adversaires des classements, c’est leur logique auto-renforçante, qui attire mécaniquement les gens et les ressources vers les universités les mieux positionnées.
De fait, les classements des universités, tels que celui de Shanghaï, sont construits sur la base des publications de chercheurs. Or, l’objectif de la recherche est le dépassement, l’innovation, la découverte. La recherche est un domaine élitiste par nature. Elle est aussi un domaine où la concentration dans un petit nombre de centres est naturelle : les chercheurs ont besoin d’interagir, de collaborer. On ne peut pas disperser la recherche de manière homogène entre tous les établissements. Dans ces conditions, si les classements ne se fondent que sur la recherche, ils conduiront, au sein de chaque discipline, à une hiérarchie très verticale entre établissements. Même si toutes les universités faisaient des efforts pour améliorer leur performance, il faudrait tout de même que certaines se retrouvent en queue de classement.
Mais l’université poursuit d’autres missions que la recherche. Elle doit enseigner et armer les étudiants pour leur carrière professionnelle. Les méthodes et des formations développées par les universités sont diverses, avec des approches pluridisciplinaires qui leur sont propres, des passerelles, des programmes de mobilité à l’étranger intégrés dans les cursus, etc. Toutes ces initiatives permettent de créer de la différenciation qualitative, de même que les services d’aide à l’insertion, les relations avec les futurs employeurs… Ces dimensions pourraient être mieux intégrées dans les classements.
Cette multiplicité de critères et de classements devrait être un principe général. Personne ne veut d’une société dominée par une seule échelle de valeurs. La différenciation recrée de l’horizontalité, et réduit la pertinence des comparaisons contraires au bonheur. Plutôt que de rêver d’un monde sans chiffres, il nous appartient de construire la société que nous souhaitons, en définissant nous-mêmes les multiples critères en fonction desquels nous voulons orienter les efforts des universités.
Claudia Senik, professeure d’économie à l’université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris, a publié de nombreux travaux sur l’économie du bonheur et la perception de celui-ci.