Avec les frères Lehman ou George Orwell : une semaine littéraire festive
Avec les frères Lehman ou George Orwell : une semaine littéraire festive
Chaque jeudi, la rédaction du « Monde des Livres » propose ses coups de cœur de la semaine.
« Une douce lueur de malveillance », de Dan Chaon, publié chez Albin Michel. / ALBIN MICHEL
LES CHOIX DE LA MATINALE
Bientôt les vacances et vous n’avez rien à lire dans le Paris-Toulouse ? Il vous manque un cadeau pour la belle-sœur ? Voici cinq idées pour vous sauver la mise.
ROMAN. « Les Frères Lehman », de Stefano Massini
Emigrer pour vivre mieux et, qui sait ? prospérer. C’est dans cette optique que débarquent, en 1844, aux Etats-Unis, trois jeunes juifs allemands, ces frères Lehman promis à la postérité, et dont l’ascension sociale sera fulgurante. D’une échoppe de tissus en Alabama, ils fonderont peu à peu un empire industriel et financier. Quatorze Lehman en tout, sur trois générations, se lancent dans le commerce du coton, du café, du tabac, du pétrole. Ils financent l’essor du chemin de fer. Ils collectionnent les œuvres d’art. Ils s’associent à Hollywood, éditent des comic books, inventent la technique boursière de la titrisation, aux funestes conséquences.
Cette épopée contée en vers libres s’agrémente de formules algébriques, de mantras, de slogans et de quelques strips de BD. Rhapsode d’exception, Stefano Massini procède aussi à un savant collage de gags et de sérieux, de pantalonnades individuelles et d’estocades capitalistes. Les Frères Lehman est un formidable roman-ballade. Macha Séry
GLOBE
« Les Frères Lehman » (Qualcosa sui Lehman), de Stefano Massini, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Globe, 842 p., 24 €.
ROMAN. « Une douce lueur de malveillance », de Dan Chaon
La vie bien rangée de Dustin Tillman, psychologue quadragénaire de Cleveland (Ohio), vacille le jour où il apprend que Russell, son frère adoptif, est sorti de prison. Accusé trente ans auparavant d’avoir assassiné leurs parents, ce garçon tourmenté vient d’être innocenté. Au même moment, une série d’étudiants sont découverts noyés, tués, soupçonne-t-on, selon un rituel satanique. Simple coïncidence ? L’un des patients de Dustin le pousse à mener l’enquête.
Inspiré par l’histoire des « West Memphis Three », ces trois hommes qui furent accusés à tort et condamnés pour l’assassinat de trois enfants, en 1994, Dan Chaon explore avec dextérité, dans ce thriller, les failles de la mémoire chez des êtres au passé traumatique. Habilement construite en flash-back récurrents, la narration progresse en fouillant la complexité toujours plus grande des personnages jusqu’à troubler les évidences. Un roman saisissant sur les limites de la résilience. Ariane Singer
« Une douce lueur de malveillance » (Ill will), de Dan Chaon, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Fournier, Albin Michel, « Terres d’Amérique », 528 p., 24,50 €.
RÉCIT. « Instantanés », de Claudio Magris
En photographie, l’instantané désigne un cliché pris sans pose pendant un temps d’exposition très faible. Arrachées à la vie politique ou quotidienne, au langage ou à la gestuelle, ce sont en effet de fulgurantes « choses vues » que propose ici Claudio Magris. Sous forme de délicieuses micro-histoires (jamais plus de 3 ou 4 pages) ou de saynètes attrapées au vol, l’auteur de Danube (Gallimard, 1988) décrit tour à tour une bataille de chiffres à l’université, un malentendu comique au Collège de France, le visage « générique et inexpressif » d’un juriste endormi pendant une conférence, ou le « viol nécrophile » d’une colombe morte par une bande de pigeons, sous l’œil impassible d’une statue représentant « une Italie à demi nue avec un aigle à deux têtes sur les épaules ».
Causticité et ironie, sens de l’humour et de la surprise sont partout. Le dernier « instantané » est un selfie en conducteur irascible, l’œil du moraliste n’épargnant rien, surtout pas lui-même. Florence Noiville
« Instantanés » (Istantanee), de Claudio Magris, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noelle Pastureau, Gallimard, « L’Arpenteur » 192 p., 18 €.
ESSAI. « La canne à pêche de George Orwell », de François Bordes
George Orwell (1903-1950) connaît aujourd’hui une paradoxale postérité. Enrôlé dans des batailles contre le libéralisme, la gauche et le progrès, célébré par les conservateurs et les souverainistes, cet homme si singulier a été repeint en icône idéologique. La meilleure manière d’éviter ces manipulations, c’est d’abord de l’accueillir pour ce qu’il est : un écrivain. Tel est le propos de ce subtil essai de l’historien et poète François Bordes.
Il montre que le combat antitotalitaire d’Orwell en faveur d’un socialisme démocratique et des droits de l’homme est inséparable de son attachement à la littérature – en particulier Swift et Dickens –, sur fond de nostalgie de l’enfance. Chez l’auteur de 1984, la défense des gens ordinaires se nourrit d’une sensibilité précoce à l’exploitation et aux sévices subis par les enfants. Cette hantise de l’irréductible expérience enfantine, avec ses souffrances et ses bonheurs, sous-tend chez Orwell la critique du totalitarisme, mais aussi de la modernité industrielle. Elle éclaire sa passion pour la pêche à la ligne au sein d’une nature belle et préservée. Serge Audier
« La Canne à pêche de George Orwell », de François Bordes, Corlevour, 104 p., 16 €.
ROMAN. « Méjico », d’Antonio Ortuño
Guadalajara, Mexique, 1997. Omar, orphelin d’origine espagnole, doit fuir le pays après que sa maîtresse et le mari de celle-ci se sont entre-tués. L’homme de main d’un syndicat de cheminots, le tenant pour responsable du double homicide, est à ses trousses. Madrid, années 1920. Les jeunes Yago et Maria, les futurs grands-parents d’Omar, tombent amoureux. Républicains convaincus, ils doivent s’exiler en Amérique latine, pourchassés à la fois par les franquistes et par les communistes, tandis que leurs proches font le choix des armes.
Dans ce nouveau livre, qui tient autant du roman noir que du roman d’aventures, Antonio Ortuño entremêle ces deux récits et dresse un parallèle entre deux chutes : celle du Mexique contemporain, en proie à une violence qui semble tout dévaster sur son passage, et celle de l’éphémère République espagnole, qui ne survivra pas à la guerre civile. Oscillant d’une époque à l’autre, Ortuño s’interroge sans détours sur ce qu’il faut de courage et de compromissions pour survivre dans un contexte d’hostilité extrême. Il est également habile à explorer les conséquences du déracinement, sur les descendants d’immigrés, deux générations plus tard. Il livre avec Méjico un roman percutant sur l’identité d’un homme tiraillé entre sa nostalgie des origines et sa volonté de faire table rase d’un passé trop encombrant. Ariane Singer
« Méjico », d’Antonio Ortuño, traduit de l’espagnol (Mexique) par Marta Martinez Valls, Christian Bourgois, 256 p., 18 €.