En Tunisie, la première école de tatouage d’Afrique du Nord
En Tunisie, la première école de tatouage d’Afrique du Nord
Le Monde.fr avec AFP
Tradition berbère longtemps considérée comme vulgaire, cette pratique redevient tendance, notamment auprès des jeunes.
Le tatoueur Fawez Zahmoul enlève un tatouage à son client dans son école à Tunis, le 8 novembre 2018. / FETHI BELAID / AFP
« Le tatouage est un métier d’avenir », affirme Ghada Atiaoui à l’AFP. Cette Tunisienne de 19 ans étudie dans la première école de tatouage d’Afrique du Nord, ouverte il y a peu pour rendre ses lettres de noblesse à cette pratique longtemps considérée comme grossière, vulgaire, réservée à des personnes peu éduquées ou ayant mal tourné. Mais ces dernières années, le tatouage redevient tendance, notamment auprès des jeunes, qui choisissent des motifs plus ostentatoires.
Penchée sur une peau synthétique, Ghala dessine avec brio des figures géométriques sophistiquées à l’encre de chine, avant de passer au dermographe, une machine permettant de tatouer. La jeune femme, qui étudie également le management touristique et hôtelier, dit se former au tatouage « par passion », mais pas seulement. « C’est un art et un métier d’avenir, et c’est un secteur où il n’y a pas beaucoup de femmes, ce qui représente pour moi un défi. »
Produits sataniques
C’est à la Marsa, banlieue chic du nord de Tunis, qu’a ouvert mi-novembre la première école tunisienne de tatouage, reconnue par l’Etat, une première dans le monde arabe et en Afrique du Nord. Elle a été créée par Fawez Zahmoul, un tatoueur renommé qui s’est battu pour avoir une autorisation et entend structurer la profession, syndicat à l’appui. Cet ancien ingénieur s’est lancé dans ce secteur en 2006, participant à des formations à l’étranger pour apprivoiser « une passion qui est devenue un métier », selon ses mots.
En ouvrant en 2016 le premier salon de tatouage légal en Tunisie, Fawez Zahmoul a souhaité « transmettre tout [son] savoir-faire à d’autres personnes ». Lui qui s’est fait agresser par quatre individus l’accusant de vendre des produits sataniques estime aujourd’hui que « le tatouage n’est plus un problème comme dans le passé en Tunisie », grâce notamment au « passage fréquent de stars et de vedettes tatouées » dans les médias.
Le tatouage est une tradition berbère séculaire en Tunisie, utilisée surtout parmi les Bédouins pour des raisons esthétiques. Les symboles étaient scarifiés sur les visages ou les corps avec un outil contondant, la « mchelta ». Mais des responsables religieux ont condamné cette pratique et les citadins ont longtemps considéré comme rétrogrades ces artifices traditionnels, notamment après l’indépendance, en 1956, lorsque le pays s’est engagé dans une modernisation à marche forcée. Le tatouage a également souffert d’être assimilé au monde de la délinquance et de la prison, où, dans les années 1970, truands et détenus n’hésitaient pas à se faire tatouer des noms de proches.
Pour Amine Labidi, l’un des enseignants de l’école, celle-ci « est une nouvelle porte qui s’ouvre dans le monde arabe et en Afrique du Nord ». « A notre époque, nous avons bien galéré pour apprendre les techniques et astuces, j’espère que ces nouveaux artistes n’auront pas les mêmes difficultés que nous », dit ce tatoueur de 32 ans au corps orné de 40 dessins : le drapeau de la Tunisie, les noms de Dieu et de ceux qu’il aime, les symboles des idées qu’il défend… Ingénieur de formation, il se réjouit des « générations que nous sommes en train de former » au tatouage, alors que jusqu’ici, « les Arabes en général n’ont pas beaucoup contribué » à cet art.
« Les mœurs changent »
Chaque samedi et dimanche, six mois durant, les étudiants de Fawez Zahmoul apprennent les règles d’hygiène et les secrets du tatouage, pour 4 000 dinars (environ 1 300 euros). Dans la classe de Ghada, les huit autres étudiants, âgés de 19 à 31 ans, espèrent devenir des tatoueurs diplômés ayant pignon sur rue. Actuellement, la plupart des tatoueurs tunisiens travaillent dans l’illégalité. « Je me défoule avec quelque chose que j’aime », se réjouit Sami Essid, fier de ses bras ornés de motifs verts. Ce kinésithérapeute de 31 ans projette d’ouvrir un « tattoo shop » dans son cabinet.
Pour le sociologue Abdessatar Sahbani, « une nouvelle version du tatouage, devenue une industrie, gagne du terrain de nos jours, influencée par les techniques et les tendances occidentales ». C’est aussi la conséquence d’une « crise actuelle des valeurs et de la domination des lieux d’expression publique par les politiques », qui pousse « une catégorie de la population à recourir à d’autres moyens d’expression plus audacieux, comme taguer le corps à vie », estime-t-il.
La jeune Ghada se félicite que « les mœurs changent » et veut croire que « dans quelques années », les tatouages ne seront plus perçus « comme quelque chose de mal, de stigmatisant ». Son enseignant Amine Labidi relativise : le tatouage reste « un truc qu’on fait pour se rebeller, dit-il. Il n’a jamais été un art accepté, jamais… Ni dans le passé, ni dans le présent, ni en Tunisie, ni ailleurs ! »