Basitova Guzel et ses enfants, à Almaty (Kazakhstan), le 4 décembre. Mounissa (à gauche), tient le portrait de son père, détenu en Chine depuis un an. / Romain Champalaune pour "Le Monde"

Editorial du « Monde ». Les témoignages directs de détenus, les récits de familles à l’extérieur de Chine et les rapports d’ONG offrent un tableau alarmant du programme de détention à grande échelle des minorités turcophones et musulmanes du Xinjiang, en premier lieu les Ouïgours (11 millions) et les Kazakhs (1,5 million). Les estimations relayées par les experts du Comité contre la discrimination des Nations unies d’au moins 1 million de personnes internées semblent excessivement prudentes. Il existerait au moins 220 lieux d’internement de tailles variées.

Pékin a une longue histoire de la détention forcée : les droitiers ou autres ennemis de classe envoyés dans des camps tout au long de la période maoïste, dont beaucoup ne sont jamais revenus, les intellectuels enfermés dans des « étables » sous la révolution culturelle – n’importe quel local convertible en prison –, les pétitionnaires ou les membres de la secte Falun Gong brutalisés dans des camps de rééducation (abolis en 2013), mais aussi des asiles, des prisons « noires » (lieux de détention illégaux)…

Au Xinjiang, des puissances inquisitrices font feu de tout bois pour déporter et interner, sous couvert de « déradicalisation » religieuse et de « formation professionnelle », au mépris de toute logique : cette détention assimilable ailleurs à de la préventive, mais sans garde-fou, pour d’absurdes prétextes, peut s’étirer en longueur dans des conditions inhumaines, souvent pour une durée indéterminée, sous la menace permanente d’être envoyé dans des camps de formatage ethnique et idéologique. Elle conduit aussi à des condamnations à de la prison ferme, parfois à perpétuité. Faire apprendre de force le mandarin, chanter des chansons « rouges » et proclamer son allégeance au Parti communiste est vu comme la recette, nationaliste et antireligieuse, permettant de fabriquer des citoyens chinois loyaux et obéissants – d’« unifier les ethnies », selon les mots de la propagande –, en réalité de fondre les minorités dans la grande masse chinoise du groupe ethnique dominant, les Han (96 % de la population).

La crainte de déplaire à Pékin

Le succès de la Chine, et l’idéologie de sinisation et de recentrage du pouvoir politique autour du Parti communiste proclamée lors du 19e congrès, en 2017, y ont renforcé le sentiment d’impunité totale qui règne au sommet de l’Etat. L’exploration des versants les plus sombres de l’histoire du régime communiste, de la folie maoïste aux événements de Tiananmen, il y a trente ans, est encore moins d’actualité qu’elle ne l’était avant Xi Jinping. La notion défendue par le pouvoir est que la Chine, si grande, si variée, ne peut fonctionner qu’avec un pouvoir autoritaire. Elle fait oublier qu’il n’y a qu’un pas de l’usage de l’autorité à son abus, et de là, au crime.

Le sort des Ouïgours reçoit certes une place croissante dans les médias étrangers depuis cet été, mais l’attention diplomatique est loin d’être proportionnelle aux enjeux. Les pays musulmans sont pour la plupart muets, par crainte de déplaire à Pékin. A l’ONU, Michelle Bachelet, la haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme (HDCH), a demandé « un accès direct à la région pour pouvoir vérifier les informations préoccupantes » sur le traitement des minorités. Une quinzaine d’ambassadeurs occidentaux ont écrit en novembre à Chen Quanguo, le secrétaire du Parti du Xinjiang, pour lui demander poliment des comptes. Une loi sur les droits humains des Ouïgours (Uyghur Human Rights Policy Act) a été proposée au Congrès américain le 13 novembre, avec un soutien bipartisan. Pour le moment, Pékin, qui se veut comme toujours insensible aux pressions étran­gères sur les droits humains, fait la sourde oreille.