L’écrivain David Diop, à Paris, le 20 septembre 2018. / JOËL SAGET / AFP

A 52 ans, David Diop a obtenu le très prescripteur prix Goncourt des lycéens pour son deuxième roman, Frère d’âme (Seuil). Un livre remarqué dès sa parution en août, en cette année du centenaire de la première guerre mondiale. L’écrivain né à Paris, qui a grandi au Sénégal, y suit la trajectoire d’Alfa Ndiaye, originaire, comme la famille paternelle de l’auteur, de Gandiol, au sud de Saint-Louis.

Quand l’histoire commence, Alfa a perdu Mademba Diop, son ami d’enfance, son « plus que frère », tué par l’ennemi. Depuis, l’esprit du narrateur a comme vrillé. Il n’entend plus la voix de ses ancêtres et a décidé de faire ce que le capitaine Armand attend de lui : le soldat « chocolat », sauvage et sanguinaire. Avec son coupe-coupe, il se glisse dans les tranchées une fois la retraite sonnée, éventre l’adversaire aux yeux bleus, lui coupe une main et rapporte son butin à ses camarades. Ces derniers le célèbrent, puis, quand la septième main arrive, prennent peur.

Avec sa concision, son style incantatoire qui évoque les griots, ses références subtiles aux poèmes d’Apollinaire ou de Senghor, le roman emporte indéniablement. En outre, rares sont les fictions qui donnent à entendre l’expérience vécue par les milliers de soldats colonisés lors de la Grande Guerre. Ce silence a inspiré David Diop, enseignant-chercheur à l’université de Pau, spécialiste des représentations européennes de l’Afrique et de l’Africain au siècle des Lumières.

Un mois après le Goncourt des lycées, l’auteur évoque ses inspirations, sa méthode de travail, l’image et la mémoire des tirailleurs sénégalais en France et en Afrique, ainsi que les relations entre les deux espaces.

Votre premier roman, 1889, l’Attraction universelle (L’Harmattan, 2012), imaginait une délégation africaine en France, attirée dans un cirque pour participer à un spectacle de nègres à Bordeaux. Quel a été le point de départ de ce travail ?

David Diop : Il y a très longtemps, j’ai lu un numéro du Monde diplomatique construit par Pascal Blanchard et d’autres universitaires sur les zoos humains. En cherchant de la documentation sur les exhibitions, j’ai appris qu’il y avait eu un cirque en Allemagne, le cirque Hagenbeck, qui fut le premier à avoir fait venir des Ashanti en Europe. A cette époque commence à poindre un intérêt pour les cultures africaines, mais, en même temps, du fait de l’organisation de l’empire colonial, il faut que les colonisés restent des sujets et non des citoyens, il faut conserver une hiérarchie. J’ai voulu mettre à l’épreuve les regards qui s’affrontent à ce moment-là.

Qu’est-ce qui vous a poussé, six ans plus tard, à écrire sur la première guerre mondiale ?

« Il y a dans mon roman une part de ce que j’ai imaginé de la vie de mon arrière-grand-père. »

Non seulement la lecture des lettres de poilus rassemblées par Jean-Pierre Guéno, mais aussi peut-être l’histoire de mon arrière-grand-père maternel, qui a été gazé à l’ypérite [gaz moutarde] lors de la Grande Guerre et qui n’a pas raconté grand-chose de son parcours. Son mutisme, qui a intrigué ma mère, a dû être celui de tous ces soldats traumatisés par la guerre qui n’ont pas voulu revivre leur calvaire en le racontant à leurs proches. Raconter, c’est revivre. Du coup, il me semble que même si Alfa Ndiaye est un tirailleur sénégalais venant de bien plus loin que les Landes, il y a peut-être dans mon roman une part de ce que j’ai imaginé de la vie de mon arrière-grand-père à la Grande Guerre.

Et du côté de votre père ?

Du côté de mon père, il n’y a pas de tirailleur. Un de mes oncles, historien, vient de m’apprendre qu’il a interrogé dans sa jeunesse un ancien tirailleur d’une famille alliée à la nôtre qui a combattu en Grèce, à Mytilène. Il lui a raconté que les Turcs et les Grecs avaient très peur d’eux et que l’armée française en jouait. Ceci dit, Frère d’âme est une œuvre de pure fiction. Je me suis demandé s’il y avait des lettres de tirailleurs sénégalais qui ont la même intimité avec la guerre, qui expriment la même émotion que les lettres de poilus. Il n’y en a pas. Alors j’ai eu envie d’imaginer ce qu’avait pu être l’émotion d’un combattant paysan qui arrive d’Afrique de l’Ouest dans le grand théâtre de la guerre.

Il n’existe aucune lettre de tirailleur sénégalais ?

Si. Mais celles que j’ai trouvées étaient administratives. Il s’agit des lettres de tirailleurs sénégalais citoyens français car ils font partie des quatre communes [la loi Diagne du 29 septembre 1916 conférait aux habitants de Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar la pleine citoyenneté française]. Souvent très instruits, ils demandent par exemple le paiement des retards de solde. Toutefois, quelques-uns sont un peu plus explicites sur la dureté de la guerre. Dernièrement, j’ai découvert la lettre d’un tirailleur qui écrit à son petit frère : « Ne viens pas dans cet enfer-là. »

Depuis la parution du livre, beaucoup de gens m’alimentent en témoignages et en travaux historiques. J’ai l’impression d’en apprendre beaucoup plus maintenant. Mais je ne souhaitais pas écrire un roman historique. J’ai voulu éviter de tomber dans un documentaire, pour arriver à la vérité des émotions de ces Africains – ou en tout cas de l’un d’entre eux.

Comment, à l’époque, étaient représentés les tirailleurs sénégalais ?

« Le tirailleur est pris entre deux feux, deux propagandes, l’allemande et la française. »

En 1910, le général Charles Mangin écrit La Force noire, livre dans lequel il préconise l’utilisation de tirailleurs sénégalais en cas de conflit en Europe. Pour lui, ce sont des soldats féroces qui ont aidé à la colonisation. Ils viennent de sociétés nobiliaires d’Afrique de l’Ouest où la capacité guerrière est valorisée. Il ne reste plus qu’à construire l’image – et ce ne fut pas très difficile – d’un tirailleur sénégalais courageux, qui obéit aux ordres. Et qui peut être sanguinaire. L’armée française joue là-dessus pour terroriser les Allemands. On envoie parfois les tirailleurs sénégalais avec le coupe-coupe pour nettoyer les tranchées. Cela crée un passif très fort. L’Allemagne lance une contre-propagande qui met en scène un tirailleur sénégalais violent, sauvage, tout en accusant la France de négrifier son armée et d’introduire la barbarie en Europe. Le tirailleur est donc pris entre deux feux, deux propagandes, l’allemande et la française.

Ce passif-là dure jusqu’à la seconde guerre mondiale puisque des tirailleurs sénégalais, dans bien des cas, sont tués, mitraillés sur le bord du chemin par des nazis au sein de l’armée allemande, sans autre forme de procès. Par la suite, les Allemands supportent très mal l’occupation de la Rhénanie en 1920 par les troupes coloniales. Pour eux, c’est une humiliation que des Nègres gardent la Rhénanie. Il y a tout un jeu de représentations négatives dans lequel le tirailleur est piégé. Enfin, une autre image exploitée est celle du grand enfant. C’est logique. Nous sommes dans l’empire colonial et il faut maintenir une hiérarchie des races et justifier une mission civilisatrice. Senghor le voit dans les affiches « Y’a bon Banania ». Il le dit dans le poème liminaire du recueil Hosties noires (1948) : « Je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France. »

Vous avez vécu entre la France et le Sénégal. Quelles mémoires ces pays conservent-ils des tirailleurs sénégalais ?

Je pense que dans l’inconscient collectif en France, le tirailleur sénégalais est courageux. Quand je suis arrivé en France dans les années 1980 pour mes études supérieures, j’ai eu l’occasion de rencontrer à plusieurs reprises des personnes qui me racontaient que leur père avait été ramené blessé mais sauf vers les lignes arrières grâce au courage d’un tirailleur sénégalais. La grande histoire ne parle pas trop de la fraternisation qui a dû exister entre les troupes issues de la métropole et celles de son empire colonial. Il n’est pas simple de la quantifier. La solidarité des troupes prises dans la grande misère de la guerre a dû permettre à plus de métropolitains qu’on ne le croit de dépasser leurs préjugés racistes.

« Des tirailleurs ne gagnaient que 5 euros par mois à la fin de leur vie, d’où un sentiment d’injustice. »

Quand j’étais au collège et au lycée à Dakar, tout ce que j’entendais autour de cette question des tirailleurs sénégalais était lié à une forme de ressentiment. Longtemps les associations d’anciens combattants tirailleurs se sont battues pour faire connaître leurs droits. Et puis dans les années 1960, au moment où les pays d’Afrique noire prennent leur indépendance, les soldes ont été indexées sur un rapport fiduciaire de 1960, ce qui fait que des tirailleurs ne gagnaient que 5 euros par mois à la fin de leur vie. Cela a créé un sentiment d’injustice. Et en même temps, dans certaines familles, puisqu’on est dans des sociétés nobiliaires, il y a une fierté d’avoir participé à travers leur arrière-grand-père à cette guerre-là.

Qu’avez-vous pensé de l’hommage rendu par les présidents français et malien aux troupes coloniales ?

J’en ai eu écho par mon ami Alain Mabanckou, qui était invité à l’inauguration du monument aux Héros de l’armée noire, le 6 novembre à Reims. J’ai trouvé que c’était une belle initiative. Beaucoup de gens que je rencontre ignorent l’existence des tirailleurs sénégalais. C’est important de savoir que, quand la France avait un empire colonial, les tirailleurs sénégalais ont participé à l’effort de guerre et ont payé l’impôt du sang.

Et du rapport sur la restitution du patrimoine africain ?

La restitution est une excellente chose. Beaucoup d’objets ont été emportés, et pas simplement en Afrique. Cela peut être très intéressant pour les populations qui n’ont pas vu ces objets de les contempler chez elles.

Comprenez-vous ceux qui craignent de voir les musées français se vider ?

Les musées français que je fréquente sont très fournis. Je ne pense pas qu’on pourra les vider d’un coup. D’autre part, si les Etats africains le souhaitent – j’ai entendu parler du Bénin, qui se réjouit de récupérer ces œuvres –, on peut leur faire confiance pour en organiser la conservation de façon tout à fait correcte. Après, à charge pour ceux qui sont intéressés par ces objets de venir, pour une fois, les admirer en Afrique.

En tant que Franco-Sénégalais et enseignant chercheur, que vous inspire la hausse des frais d’inscription à l’université pour les étudiants non européens ?

Je regrette que la France fasse le choix d’élever les droits d’inscription dans des proportions qui interdiront à beaucoup d’étudiants d’Afrique francophone, qui venaient traditionnellement dans les universités françaises, de poursuivre leurs études ici. Depuis longtemps, cela crée des liens ou en entretient. En général, les étudiants africains les plus fortunés se tournent vers les pays anglo-saxons, où les droits d’inscription sont beaucoup plus élevés. La France avait donc une spécificité. C’est dommage de fermer l’université, qui a vocation à être ouverte au monde entier. Et cela pourrait dégrader les relations futures de la France avec le continent africain.