« A Bread Factory, Part 2 » : élégie pour l’ère prénumérique
« A Bread Factory, Part 2 » : élégie pour l’ère prénumérique
Par Thomas Sotinel
La seconde partie du film de Patrick Wang suit les efforts de ses héroïnes pour maintenir leur centre culturel aux Etats-Unis.
Ce sont deux films distincts mais inséparables. A Bread Factory, Part 1 : Ce qui nous unit est sorti le 28 novembre 2018. Je l’ai vu alors comme le récit très américain de la lutte entre l’équipe d’un centre culturel attaché au spectacle vivant et les forces de l’économie culturelle numérique, une célébration de la solidarité, de la transmission orale, un réquisitoire contre l’instantanéité de la production artistique et des réactions qu’elle suscite.
Ce 2 janvier, date de la sortie de A Bread Factory, Part 2 : Un petit coin de paradis, on retrouvera les mêmes personnages, Dorothea (Tyne Daly) et Greta (Elisabeth Henry), les infatigables (à moins que…) animatrices du centre culturel installé dans une ancienne boulangerie industrielle (d’où The Bread Factory) à Checkford, petite ville imaginaire du nord-est des Etats-Unis, et leurs némésis, May et Ray, les artistes performeurs chinois et leurs mécènes qui veulent dépouiller la Bread Factory de ses subventions. Les termes de la dispute n’ont pas non plus changé et ce second volet du diptyque de Patrick Wang est bien sûr la suite de ce qui est advenu pendant les deux premières heures de cette surprenante saga. Ce second volet est aussi et surtout une variation en mode mineur sur le même thème. Ce qui enthousiasmait – l’énergie des combattants, leur habileté à contrer les stratégies des forces de l’argent qui voulaient détourner à leur profit les subventions destinées au centre culturel – inquiète cette fois.
Patrick Wang fragmente son récit et prend plaisir à laisser en suspens des interrogations que l’on croyait presque résolues à la fin de la première partie, qui se concluait par le triomphe provisoire de la communauté sur l’argent. L’optimisme teinté de naïveté se mue en rage et en affliction face à l’avènement inéluctable de puissances qui ne veulent ni ne peuvent cohabiter avec ce qui faisait le prix de la vie quotidienne des animateurs du centre culturel et de leur public.
Pour être plus spécifique, il faudrait détailler ce qui s’est passé dans le premier volet, occulté à sa sortie par beaucoup de longs-métrages de valeur qui ont sombré sans laisser beaucoup de traces. La sortie en un jour moins encombré d’Un petit coin de paradis donne une deuxième chance à son prédécesseur, puisque nombre de salles proposeront l’intégralité du diptyque et que la portée, la pertinence du projet de Patrick Wang ne prennent tout leur sens que dans son ensemble.
Disparition de modes d’expression
La durée de l’œuvre – quatre heures, en deux séances – permet au metteur en scène de donner à son propos et à ses personnages une épaisseur que ne laissaient qu’à peine entrevoir les premières séquences, presque burlesques de Ce qui nous unit : Patrick Wang, qui a pratiqué le théâtre et dont le premier film – In the Family – date de 2011, se situe du côté de l’analogique (papier, pellicule, toile) contre le numérique. A travers les efforts désespérés des très attachantes Dorothea et Greta pour maintenir à flot leur centre, en faisant de la rédactrice en chef du journal local une héroïne imprévue mais peu fiable, il met en scène l’inéluctable disparition de métiers, de modes d’expression, sans se résoudre à en faire son deuil.
Il montre ce qui vient après sur le mode de la dérision (la petite ville est envahie de jeunes gens soudés à leurs machines à communiquer) sans être dépourvu de compassion à l’égard des acteurs et créateurs des nouvelles œuvres. Viendra peut-être le moment où l’agitation frénétique des formes qu’a provoquée l’avènement du numérique laissera la place à un semblant de permanence. En attendant, on peut visiter dans tous ses recoins la boulangerie industrielle de Patrick Wang et célébrer avec lui les derniers feux de la culture à l’ancienne.
A Bread Factory Part 2 : Un petit coin de paradis - Bande-Annonce
Durée : 01:41
Film américain de Patrick Wang. Avec Nana Visitor, James Marsters, Jessica Pimentel (2 heures). Sur le Web : www.eddistribution.com/a-bread-factory-part2-un-petit-coin-de-paradis