Stéphane de Freitas, fondateur d’Eloquentia, qui forme à la prise de parole. / Eloquentia

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Il est l’incarnation de sa propre théorie. D’une « blessure narcissique » liée à ses « expressions de banlieusard », Stéphane de Freitas se fait désormais l’apôtre de l’oralité. Après le succès de son film « A voix haute », sorti au cinéma en avril 2017, il propose un « manifeste pédagogique pour la prise de parole » avec son ouvrage Porter sa voix (Le Robert, 432 p., 22,90 €).

Ayant grandi à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, au sein d’une famille portugaise modeste, l’artiste et entrepreneur social de 31 ans rêvait de devenir basketteur « pour être riche et célèbre ». Il a fait de l’apprentissage de la prise de parole un apprentissage de la confiance en soi.

Depuis 2012, le concours d’éloquence qu’il a créé à l’université Paris-VIII Saint-Denis a fait des petits dans toute la France. Avec son association Eloquentia, Stéphane de Freitas affirme avoir formé plus de 3 300 jeunes à l’oralité. S’il souligne qu’il n’a pas la prétention de posséder un savoir universitaire sur la question, il propose les résultats d’une « mise en pratique d’une méthode empirique ».

Pour préparer un entretien d’embauche ou un oral d’examen, sa pédagogie « Porter sa voix » se décline en différentes matières, de la rhétorique classique à l’expression scénique, en passant par le slam et la poésie. Tel un mode d’emploi concret, minuté, pour répondre à l’une des plus grandes angoisses des Français : prendre la parole devant un public et, ainsi, se révéler aux autres et à soi-même.

En quoi votre propre parcours vous a-t-il ouvert les yeux sur l’importance de l’oralité ?

Venant de banlieue, on m’a beaucoup jugé sur ma façon de parler. A 15 ans, je suis arrivé dans un nouveau collège-lycée privé à Boulogne-Billancourt [Hauts-de-Seine] et, alors que j’étais plutôt bien dans mes baskets, je n’ai plus osé m’exprimer. A travers mes mots de banlieusard, on préjugeait de mon intelligence, de ma sensibilité : cela a été très vexant et violent.

Il m’a fallu me battre et me forcer à prendre la parole. Réussir à m’exprimer clairement revenait tout simplement à m’affirmer en tant qu’homme. Aujourd’hui, je sais qu’apprendre à développer la parole, c’est apprendre à développer sa confiance en soi.

« Porter sa voix » correspondrait à une forme d’introspection ?

Bien sûr. Avant de plonger en soi, il s’agit de questionner ses rêves, ses ambitions, ses frustrations. Une fois que l’on s’est compris, que l’on se sent structuré, on devient compréhensible. Cela implique un alignement entre ce que l’on ressent et notre façon d’organiser notre propos – avec notre voix, notre gestuelle, notre regard. C’est quelque chose qui vient assez naturellement.

On a tendance à cantonner l’éloquence à cet art de faire les bonnes mimiques, mais là n’est pas le nœud du problème. On ne doit pas chercher à se dénaturer : si l’on fait ce travail d’introspection puis de structuration de sa pensée, les mots viennent ensuite spontanément.

Mais comment s’en sortir lorsqu’on n’a pas les codes ni la facilité de repartie nécessaires ?

Quand une personne manque de confiance en elle, ce n’est pas en lui ordonnant que la confiance revienne subitement qu’elle va se transformer ! Au contraire, c’est un parcours, une aventure. Ne pas oser prendre la parole, c’est ne pas oser défendre ce que l’on pense, parce que l’on doute de soi et des autres.

Plutôt que l’éloquence, je propose une éducation au savoir-être. Loin de l’artifice pour l’artifice, tester la solidité de son argumentaire permet l’affirmation de chacun et la discussion au sein du groupe. Quand le collectif apprend avec bienveillance à aider l’individu – sans se moquer, sans critiquer, sans couper la parole… –, alors il crée un climat de confiance, et le dialogue se fait. Au cours des ateliers Eloquentia, on met en place un cadre de valeurs pour que chacun puisse s’exprimer librement.

Estimez-vous que l’enseignement de l’oralité n’est pas assez présent dans le système éducatif français ?

On garde le souvenir des « hussards noirs de la République » [instituteurs sous la IIIe République] : s’il donnait la mauvaise réponse, l’élève se retrouvait au fond de la classe avec un bonnet d’âne. Aujourd’hui encore, dans une tradition pyramidale, l’oralité revient très souvent à réciter par cœur sa leçon ou sa poésie. On n’invite pas l’élève à intervenir ou à donner son avis.

Néanmoins, la génération actuelle s’est habituée à avoir voix au chapitre. Depuis une dizaine d’années, certains enseignants prennent le pli et organisent une forme de prise de parole éducative à travers des débats, des faux procès, des exposés ou des classes inversées. Il est fondamental d’apprendre la vie en société en abordant la question de l’entretien des toilettes ou le mouvement des « gilets jaunes » : l’école doit embrasser ce défi.

Le ministère de l’éducation nationale semble aller dans ce sens, en proposant notamment une épreuve orale au baccalauréat à partir de 2021, dite « grand oral ». Est-ce suffisant, selon vous ?

La réforme du bac annoncée par le rapport Mathiot amorce un tournant. C’est un très beau message et une opportunité extraordinaire que donne le gouvernement, reste à définir ce que l’institution entend par « éloquence ». Pour moi, l’éloquence n’est pas une matière que l’on peut enseigner, c’est un art, un ressenti. On peut apprendre à jouer de la musique, par exemple, mais pas à devenir un virtuose avec ses moments de grâce. On fait face à un enjeu de sémantique : être éloquent ne veut pas dire convaincre à tous les coups. Cela ne devrait pas signifier le grand retour du sophisme ni de la rhétorique à l’ancienne !

Même si beaucoup ont déjà entamé le virage, il faut soutenir les enseignants qui ne sont pas formés à la prise de parole éducative. L’oralité ne peut devenir un enjeu aussi fondamental et, en même temps, rester absent de leur formation. Ils doivent eux-mêmes vivre le déclic : on a besoin de l’avoir vécu pour savoir comment faire quand on bégaie, quand le cœur se met à palpiter… Ce n’est pas rien d’apprendre à travailler avec 32 élèves, d’en faire un voyage à travers une aventure collective et humaine. Cela nécessite de la pratique, et donc du temps et des moyens.

N’êtes-vous pas victime de votre succès, avec l’arrivée massive de concours d’éloquence, désormais très en vogue ?

Au-delà d’une mode, je crois qu’il s’agit d’une soif générationnelle. Peu importent certains concours à l’ancienne, trop guindés. Les jeunes ont envie d’être écoutés, pas de parler avec une patate chaude dans la bouche. Les sociétés de demain seront collaboratives, participatives.

Dans une société plurielle et métissée, où le dialogue se crispe, on a tendance à ne plus dire ce qu’on pense. Il en va de même dans une salle de classe, qui forme une sorte de microsociété. Les réseaux sociaux représentent alors un outil extraordinaire pour le dialogue, mais ils libèrent, par la même occasion, une parole violente et haineuse. On se clashe, on se violente, on se lance des punchlines. Aujourd’hui, plus le propos est scandaleux, plus il est viral. Dans cette immense agora, la parole devient un sport de combat. Derrière la prise de parole éducative, se cache l’éducation à la vie en société. Avant d’être de droite ou de gauche, réapprenons d’abord à nous parler et à dialoguer ensemble.