« The Front Runner » : un conte moral électoral
« The Front Runner » : un conte moral électoral
Par Thomas Sotinel
Le cinéaste Jason Reitman revient sur le retrait de Gary Hart à la candidature démocrate en 1987.
Pendant trois décennies, le retrait de la candidature de Gary Hart à la nomination démocrate, lors de la campagne présidentielle américaine qui aboutit à la victoire de George H. W. Bush, en 1988, a été relégué au rang d’anecdote. Sur le moment, elle fit la « une » des journaux, y compris du Monde. Le 9 mai 1987, le ton du défunt « bulletin de l’étranger », colonne d’ordinaire austère, à gauche des gros titres, se faisait primesautier :
« La seconde course à la présidence de M. Gary Hart aura duré ce que durent les roses. A peine lancée, elle vient d’être stoppée net, plongeant d’un coup le Parti démocrate dans la confusion. Et quelle est la cause de ce désastre politique ? Quelle est la grave affaire qui a soudain pris le pas dans les bulletins d’information de la télévision et les éditoriaux de la presse la plus sérieuse sur le scandale de l’“Irangate” ou la menace commerciale japonaise ? Le candidat à la candidature présidentielle Gary Hart a commis l’imprudence d’inviter sous son toit, à l’heure où les enfants dorment sagement dans leur lit, une ancienne reine de beauté de Caroline du Sud dont le charme et peut-être le talent lui avaient valu des seconds rôles dans des séries comme Miami Vice. »
Un tiers de siècle plus tard, l’histoire de cet homme d’une austère séduction, sanctionné pour une faute dans un jeu dont les règles commençaient à peine à être édictées, a repris de l’importance. Le rêve d’une réalité alternative dans laquelle Gary Hart l’aurait emporté en 1988 est devenu un baume pour ceux des Américains qui n’en peuvent plus du trumpisme. Surtout, le mouvement déclenché par l’affaire Weinstein force à examiner à nouveau les termes du procès et de la condamnation de l’ex-sénateur du Colorado.
Atmosphère frénétique
C’est ce qu’entreprend Jason Reitman avec The Front Runner, mettant en scène l’un des couples favoris du cinéma américain – le pouvoir et la presse. A rebours de la plupart des classiques de ce qui est presque devenu un genre à part entière – Network, Les Hommes du président, Spotlight, Pentagon Papers –, les journalistes ne tiennent pas ici le rôle de gardiens de la démocratie que leur ont assigné Pakula ou Spielberg. Le réalisateur de Thank You for Smoking préfère en faire les agents du chaos, pendant que la figure du politicien (ici incarnée par Hugh Jackman) devient le jouet de forces qui échappent à son contrôle et même à son intelligence : la quête du scoop et la marchandisation de l’information d’une part, le bouleversement des rapports entre les genres d’autre part.
On est loin du ton badin de l’éditorial du Monde en 1987. C’est que les tourbillons créés par la conjonction de ces forces pendant la campagne de 2016 ont plongé une bonne partie des Etats-Unis (et la quasi-totalité de la population de Hollywood) dans une espèce de dépression craintive. L’ambition de Reitman (qui aime nager à contre-courant, il a fait de George Clooney le plus séduisant des cost killers) est de démêler ces fils, de faire jaillir la lumière d’un gâchis vieux de trente-deux ans. Il n’y parvient pas toujours et, une fois mise en place l’atmosphère frénétique d’une campagne (imaginez A la Maison Blanche sans téléphones cellulaires), The Front Runner recourt souvent à de longs morceaux de bravoure oratoires qui ne laissent aucun espoir de survie au rythme enlevé des premières séquences.
Reste que tout cela est passionnant : la superbe d’un candidat à qui tous reconnaissent sa supériorité intellectuelle et conceptuelle (malgré un postiche parfois distrayant, Hugh Jackman parvient à projeter le charisme du personnage), la dévotion du groupe qui l’entoure, la persévérance du journaliste du Miami Herald (Steve Zissis) qui ne veut pas lâcher la piste tombée du ciel et suit à la trace Donna Rice (Sara Paxton), la maîtresse présumée du candidat, le ralliement de la presse de prestige (incarnée ici par Alfred Molina dans le rôle de Ben Bradlee, directeur de la rédaction du Washington Post) aux méthodes du Herald.
Un mâle alpha
A cette étude des pratiques de la politique professionnelle et du journalisme s’ajoute la question de la place des femmes dans la vie publique comme dans la sphère privée. L’équipe de Hart est essentiellement masculine, emmenée par Bill Dixon, un mâle alpha à qui J. K. Simmons prête son imposante présence. Lee Hart (Vera Farmiga) est restée à la maison, comme il sied à l’épouse du futur président, fût-il un enfant des années 1960. Lee Hart inaugura, à son corps défendant, le rôle de l’épouse outragée mais solidaire entré depuis au répertoire de la vie politique américaine. Alors que son personnage est presque entièrement passif, Vera Farmiga lui injecte assez d’énergie pour mettre en évidence la désuétude du schéma qui génère cette passivité.
Donna Rice elle-même apparaît très tard. La plus belle séquence de The Front Runner l’assied face à une jeune collaboratrice de Gary Hart (Molly Ephraim) chargée de s’assurer que le mannequin gardera le silence. Jason Reitman dessine alors parfaitement la continuité entre le pouvoir politique et le patriarcat, dont les deux jeunes femmes sont, chacune à sa façon, prisonnières.
The Front Runner - Bande-annonce 1 - VF
Durée : 02:18
Film américain de Jason Reitman. Avec Hugh Jackman, Vera Farmiga, J. K. Simmons, Alfred Molina (1 h 53). Sur le Web : www.thefrontrunner.movie/site et www.facebook.com/TheFrontRunner.LeFilm