A Paris, l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, l’un des établissements les plus sélectifs de France / Daniel Thierry / Photononstop / Daniel Thierry / Photononstop

Avec ses parents, Jeanne Parmentier ne parlait presque jamais de ses études ou de son travail à l’école. Fille d’une secrétaire et d’un technicien, elle s’est intéressée aux études scientifiques à la suite de la lecture d’un numéro de Sciences et vie. Après une classe préparatoire, elle a intégré l’Ecole normale supérieure en physique. Une école où elle a mesuré le gouffre culturel et social qui la séparait de ses camarades.

« Ma mère était secrétaire dans une banque, mon père technicien à la Cité des sciences, à Paris. Si ma mère a fait des études, le fait qu’elle vienne de Thaïlande ne lui a pas permis de les mettre vraiment à profit. Et quand mon père me parlait de l’école, c’était de ses cours de maths où il ne “comprenait rien”. Nous n’en parlions tout simplement pas. Pour ma part, j’avais de bonnes notes, et j’étais passionnée par les mathématiques et la physique. C’était une évidence que j’allais continuer.

« Je pensais avoir réussi un concours républicain : mes camarades et moi avions en commun d’être forts dans notre discipline. Mais je me suis rendu compte qu’il me manquait toute une culture. »

Un numéro de Sciences et vie, consulté quand j’avais 12 ans, m’a mise sur la voie des sciences. Etonnamment, mon père a eu une stratégie digne des classes sociales supérieures en déménageant pour que mon lycée de secteur soit Lakanal [un lycée réputé des Hauts-de-Seine]. Là, j’ai été portée par mes rencontres : mes amis parlaient des prépas prestigieuses qu’ils voulaient intégrer, comme Louis-le-Grand [à Paris], même si une enseignante m’a bien dit que le Quartier latin, c’était « pour les génies »… Après mon bac obtenu avec la mention bien, je suis donc restée en classe prépa à Lakanal.

Mais c’est en intégrant l’Ecole normale supérieure en 2004 que j’ai eu un véritable choc social. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je pensais avoir réussi un concours républicain : mes camarades et moi avions en commun d’être forts dans notre discipline. En maths et en physique, j’avais le même niveau que les autres. J’avais confiance en moi car j’ai toujours été très soutenue par mes parents. Mais, pour être comme les autres, je me suis rendu compte qu’il me manquait toute une culture. Je savais que mes amis m’aimaient, et en même temps je me sentais exclue.

« Rattraper mon retard »

Mes amis parlaient de musique classique à table, alors j’ai dépensé un argent monstrueux pour aller voir des concerts afin de rattraper mon retard. Au début, c’était insupportable, car je n’y connaissais rien. Maintenant, j’en écoute tous les jours, mais il a fallu du temps… En 2007, un article analysant le programme de Ségolène Royal faisait référence à Pierre Bourdieu, dont je n’avais jamais entendu parler. Je suis allée voir de mon côté qui il était, très surprise de découvrir qu’il avait déjà constitué toute la grille d’analyse que j’essayais de me construire. J’ai aussi des amis qui ont eu Guerre et Paix pour lecture du soir en famille. Tandis que moi, je suis déjà très fière d’avoir été abonnée à J’aime lire !

J’ai pu en tout cas soutenir ma thèse en physique des particules, le domaine que j’avais choisi à 12 ans, à l’Ecole polytechnique. Aujourd’hui, j’ai arrêté la recherche et aidé à créer l’Institut Villebon-Georges-Charpak [hébergé à Paris-Sud, à Orsay], où je suis en charge de l’innovation pédagogique. J’ai en quelque sorte créé le job dont j’avais besoin pour travailler sur les problèmes que j’ai rencontrés : à l’institut, nous avons 70 % de boursiers, et les élèves sont recrutés sur leur motivation. Pour éviter d’enseigner comme une ancienne bonne élève, je m’appuie sur mes souvenirs de colère, de doute, voire d’humiliation. J’ai l’impression d’être une passeuse car j’appartiens à deux mondes qui pourraient s’enrichir. Le discours qui dit bêtement « quand on veut, on peut » me rend folle. On peut aussi avoir besoin que quelqu’un nous aide à réguler nos émotions, et nous donne des méthodes de travail adaptées.

Le choc que j’ai vécu à l’ENS n’est pas dû à des personnes ; c’est un problème structurel presque banal. Aujourd’hui, quand j’ai peur, je bosse et je m’efforce de ne plus me demander si je suis à la hauteur. C’est ma manière de lutter contre le syndrome de l’imposteur. Avec du travail et un peu de chance, je trouverai peut-être comment rendre le système un peu plus doux pour tout le monde. »