« La zone Franc et le Franc CFA méritent un sérieux dépoussiérage »
« La zone Franc et le Franc CFA méritent un sérieux dépoussiérage »
Dans le match France Italie sur le CFA qui se joue depuis une semaine, Kako Nubukpo, professeur de Sciences Economiques à l’université de Lomé, craint fort que l’Afrique soit la grande perdante
Le franc CFA . (Photo by ISSOUF SANOGO / AFP) / ISSOUF SANOGO / AFP
L’Italie ne s’est visiblement jamais totalement remise de sa défaite lors de la bataille d’Adoua contre l’Ethiopie qui solda pour partie la fin de son aventure coloniale en Afrique et marqua assurément son déclin sur la scène internationale. Elle en a gardé une rancune et une envie tenaces à l’endroit de la France et de la Grande Bretagne qui en l’espèce ont connu des destinées plus prospères. Preuve nous en a été donnée ces jours derniers, par le feu nourri de déclarations de Luigi di Maio et Matteo Salvani, tous deux vice-présidents du Conseil italien, qui tour à tour ont dénoncé la perpétuation de la colonisation française en Afrique, avec à l’appui de leur démonstration, la question du Franc CFA.
La sujétion coloniale
Le Franc CFA est une monnaie qui pose problème : héritage colonial et post-colonial, sa compatibilité avec le processus d’émergence des 14 économies africaines qui l’utilisent, est une vraie question économique. Sa persistance, presque 80 ans après sa création le 26 décembre 1945, renvoie à la question sensible de la souveraineté politique des Etats africains. Les mouvements sociaux qu’il déclenche depuis quelques années posent à n’en point douter, la question de la demande d’émancipation des jeunes, pris en étau entre le chômage massif dont ils sont les premières victimes et l’absence d’espace d’expressions politique et sociétale.
Sur le premier point, l’économie du Franc CFA est restée celle de la sujétion coloniale : c’est une monnaie qui maintient l’insertion primaire des économies de la zone Franc au sein du commerce international, dans la mesure où son utilisation n’a pas permis d’amorcer la transformation sur place de matières premières et encore moins les échanges entre économies de la zone Franc. Elle obère également la compétitivité-prix à l’export des économies qui l’utilisent. Elle incite enfin à la double répression financière et monétaire, du fait de la primauté de la défense de sa parité fixe avec l’Euro au détriment du financement des économies de la zone Franc. Or ces économies ont un besoin vital de financement à des taux d’intérêt faibles, des activités génératrices de revenus et d’emplois pour leurs populations dont la taille double tous les quarts de siècle.
Sur la question de la souveraineté politique, il paraît étrange que les banques centrales indépendantes de leurs Etats respectifs au sein de la zone Franc que sont la BCEAO (Afrique de l’ouest) et BEAC (Afrique centrale) ne tentent pas de nouer une coopération directe avec leur consœur de Frankfort, la Banque centrale Européenne (BCE), toute aussi indépendante et surtout émettrice de l’Euro, auquel le Franc CFA est rattaché. Au contraire, les banques centrales de la zone Franc passent par le Trésor public français -donc le ministère des Finances d’un Etat membre de la zone Euro- pour obtenir la garantie de la parité fixe entre le Franc CFA et l’Euro, en contrepartie du dépôt auprès du Trésor public français, d’au moins 50 % des réserves de change de la zone Franc. Ce dépôt alimente toutes sortes de fantasmes relatifs à l’exploitation par Paris des Etats africains, brèche dans laquelle les deux vice-présidents du Conseil italien ont eu beau jeu de s’engouffrer. Dans les faits, ce dépôt est rémunéré (au taux de la facilité marginale de la BCE) et son montant (peu ou prou 15 milliards d’euros) ne représente que 0,5 % de la dette publique française. Il peut d’ailleurs en être difficilement autrement car le produit intérieur brut (PIB) de l’ensemble de la zone Franc ne représente que 7 % du PIB français, pour une population deux fois et demi plus importante.
Dans les usines de la Banque de France
Par ailleurs, la fabrication des billets et pièces CFA reste, plus d’un demi-siècle après les indépendances, le monopole de la France et des usines de la Banque de France. Au-delà de la simple relation de sous-traitance technique revendiquée régulièrement par les banquiers centraux de la zone Franc, il est difficile de ne pas lire dans l’inertie de cet arrangement contractuel, une sous-traitance de la souveraineté monétaire des Etats de la zone Franc.
C’est d’ailleurs sur ce dernier point que les mouvements sociaux anti franc CFA prennent régulièrement appui pour dénoncer la mainmise de la France sur les Etats africains anciennement colonisés. Ces mouvements peuvent être regroupés en deux catégories : les premiers, issus de la diaspora africaine en France, sont clairement dans une revendication de souveraineté panafricaine transcendant les situations spécifiques à chacun des Etats de la zone Franc. Leurs revendications sont d’autant plus paradoxales que les membres de ces mouvements n’utilisent pas au quotidien le Franc CFA dans leurs transactions, mais plutôt l’Euro. Leurs revendications peuvent traduire un mal-être identitaire et une volonté de régler des comptes à l’égard d’un passé qui ne passe pas : la colonisation à l’origine des premiers flux migratoires. Les seconds mouvements, installés plutôt sur le continent africain, sont étroitement liés à la lutte pour la démocratisation des régimes politiques africains (Y-en-a-marre, le balai citoyen, etc). Leur critique du Franc CFA est directement reliée à la mauvaise gouvernance économique des dirigeants africains. Leur critique est souvent plutôt plus modérée, due à la peur de l’absence d’une alternative crédible au Franc CFA.
Nous sommes ici au cœur du débat : le Franc CFA apparaît comme une concession faite par les Etats de la zone Franc à Paris, du fait de l’incapacité perçue ou réelle des dirigeants de cette zone à piloter une monnaie commune. Plus grave, sa perpétuation peut également être perçue comme une servitude volontaire des dirigeants africains trouvant dans les caractéristiques de cet arrangement institutionnel (fixité de la parité, totale garantie de la convertibilité entre Franc CFA et Euro, libre circulation des capitaux entre les zones Franc et Euro), un moyen commode de ne pas être proactif dans la gouvernance monétaire de leurs Etats, et un véhicule permettant d’accumuler des richesses hors du continent africain.
En contrepartie, à travers ce « paternalisme monétaire », la France gagnerait en prestige, une illustration à la face du monde du maintien de l’empire, un pré carré au sein duquel son influence et son rayonnement resteraient entiers, à l’heure où la concurrence des pays émergents (Chine, Inde, Russie, Brésil) se fait plus vive que jamais. N’oublions pas la stabilité offerte par cette zone aux entreprises de la zone Euro et les facilités de rapatriement des bénéfices permises par le fonctionnement même de ladite zone.
La zone Franc et le Franc CFA méritent un sérieux dépoussiérage, eu égard à la dynamique démographique de l’Afrique qui rend plus urgente que jamais la nécessité de créer des emplois massifs sur le continent. En outre, la perpétuation du modèle de prédation minière qu’ils encouragent, du fait de l’impératif pour les Etats d’extraire et d’exporter des matières premières pourvoyeuses de réserves de change permettant de garantir la parité fixe entre le Franc CFA et l’Euro, engendre un défi écologique majeur dans les pays de la zone. Enfin, les arrangements institutionnels qui les portent minorent les aspects symboliques de la monnaie, de toute monnaie.
Les migrants pas tous de la zone franc
On est donc loin des raccourcis faciles effectués par les dirigeants italiens entre le Franc CFA et les migrants africains qui tentent de rejoindre l’Europe. En outre, les migrants ne sont pas tous originaires de la zone franc, c’est là un raccourci qui occulte les enjeux du débat. Le démographe français François Héran a déjà eu à de nombreuses reprises, l’occasion de mettre en évidence l’inanité du discours millénariste du politiste Stephen Smith qui a intitulé en sous-titre de son ouvrage « la ruée vers l’Europe », « la jeune Afrique à l’assaut de la vieille Europe ».
Force est cependant de reconnaître que les promoteurs du « cercle de la raison », les chercheurs et citoyens « réformateurs » en Afrique comme en France, butent depuis de nombreuses années sur le mur du silence des dirigeants africains et français sur la question du Franc CFA. Face au déni d’un problème réel, les populistes italiens ont beau jeu d’emprunter le boulevard qui leur a été ouvert, engendrant en retour des protestations aussi vives qu’impuissantes des autorités françaises. L’Italie, troisième économie de la zone Euro, est copropriétaire de l’Euro et donc pleinement légitime à s’inscrire dans le débat relatif à une monnaie qui est rattachée à l’Euro. On peut juste regretter la manière d’entrer dans ce débat. Cependant les Africains seraient bien naïfs de penser qu’ils trouveront dans l’Italie de la ligue lombarde et du mouvement Cinq Etoiles, d’ardents défenseurs de la prospérité africaine. L’Afrique est ici juste instrumentalisée dans le conflit médiatique larvé entre l’Italie et la France autour de la question des migrants et de l’application idoine des accords de Dublin.
Un proverbe africain dit : « quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre ». Espérons que l’herbe Afrique ne souffrira pas trop, avec ou sans Franc CFA.
Kako Nubukpo est professeur Titulaire de Sciences Economiques à l’université de Lomé (Togo), directeur de l’observatoire de l’Afrique Subsaharienne à la Fondation Jean Jaurès (France). Ex de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), il en avait été remercié pour ses positions sur le franc CFA.