« Dans la terrible jungle » : le bonheur dans le champ de la caméra
« Dans la terrible jungle » : le bonheur dans le champ de la caméra
Par Clarisse Fabre
Entre documentaire et fiction, Caroline Capelle et Ombline Ley filment de jeunes handicapés comme des êtres singuliers.
Léa est au micro, Ophélie aux percussions : l’une chante, l’autre tape. Alexis arpente la pelouse d’un pas mystérieux, derrière son masque de Batman, tandis que Médéric, dans son fauteuil électrique, marmonne, en voix off, l’étrange commentaire de ce film inclassable.
Dans la terrible jungle, premier long-métrage d’Ombline Ley et Caroline Capelle, est une œuvre habitée par un imaginaire puissant et débordant : celui des adolescents de La Pépinière, un centre qui accueille des jeunes atteints de troubles visuels et d’autres handicaps, à Loos (Nord). Dans ce lieu clos, champêtre, séparé de la « civilisation », les deux réalisatrices ont posé leur caméra pour capter la vie réelle et fantasmée de Léa, Médéric, Ophélie, Gaël, Emeline, Alexis, Valentin…
Dévoilé à Cannes, à l’ACID (Association du cinéma indépendant pour sa distribution), ce documentaire bascule régulièrement dans des mondes parallèles : certains jeunes se sont fabriqué un personnage, ou rêvent d’un métier qu’ils jugent inaccessible ; d’autres ont accepté de « rejouer » des moments de leur vie que les réalisatrices n’avaient pu filmer sur le vif, dans le tourbillon du tournage. Jouant le jeu du cinéma, les ados ont participé à l’écriture du film, au fur et à mesure que la complicité se nouait avec « Ombline et Caroline ».
Expérience fantasque, profonde, légère et colorée comme une bulle de savon, Dans la terrible jungle est une injection pure de joie et de burlesque. Le film révèle un autre monde où le mot « handicap » disparaît comme un cachet effervescent. Ne restent que des êtres singuliers, uniques, que les éducateurs accompagnent avec la plus grande bienveillance.
Un centre hors norme
Ombline Ley et Caroline Capelle se sont bien trouvées : l’une voulait investir les territoires « autonomes et autarciques », l’autre souhaitait travailler sur l’adolescence. Elles se sont connues à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs, à Paris. Dans la section photo et vidéo des Arts déco, elles ont appris à tourner des images avec peu de moyens, aux côtés des vidéastes Clarisse Hahn et Brice Dellsperger.
Puis elles ont découvert La Pépinière grâce à un plasticien et un chorégraphe qui venaient d’y séjourner. C’est un centre hors norme, où l’on apprend aux jeunes à développer leur autonomie, en vue de se préparer au monde extérieur. Où ils ont le temps de pratiquer le plein air, les activités manuelles, artistiques. Peut-être un jour travailleront-ils à l’ESAT (établissement et service d’aide par le travail), un lieu qui permet à des personnes handicapées d’exercer une activité professionnelle en milieu protégé.
Eric, l’un des éducateurs, jardinier, a planté tous les arbres depuis trente et un ans. C’est lui qui emmène les jeunes travailler dans les bois ou qui court chercher Gaël dont le corps élastique jaillit hors champ pour un saut périlleux dans les fourrés. Un Buster Keaton en puissance.
Caméra dormante
Le tournage a duré un an et demi. Au départ, les réalisatrices n’ont pas sorti leur matériel, pour avoir le temps de faire connaissance. Mais cette caméra dormante a fini par intriguer les pensionnaires. « Proposez-nous vos histoires ! », leur ont dit les deux filmeuses. Le documentaire dévoile sa part de fiction. Valentin a bien voulu faire plusieurs prises pour raconter son attirance pour cette fille. Léa a une très jolie voix : son bonheur est dans le chant. Elle se prête au jeu de la conseillère d’orientation, avec un discours très rationnel qui vire subitement au loufoque : « Après La Pépinière, il y a soit l’ESAT, soit… c’est tout. » Ophélie fait des percussions avec ce qu’elle trouve. Devant le miroir de la salle de bains, elle se brosse les dents frénétiquement, reproduisant le rythme et la mélodie de La Marseillaise.
Le récit évolue au rythme de chacun, avec l’envie de montrer « l’écart entre ce que la langue dit et ce que le corps fait », résument les réalisatrices. Tourné en plans larges, le film laisse aux personnages la liberté d’entrer dans le cadre ou de déborder. « Tant qu’on était dans le film, on était bien », se souvient Valentin. Le bonheur est dans le champ.
Documentaire français de Caroline Capelle et Ombline Ley (1 h 21). Sur le Web : www.acaciasfilms.com/film/dans-la-terrible-jungle