Reprise : « Les Recrues », tragiques faubourgs de Rome
Reprise : « Les Recrues », tragiques faubourgs de Rome
Par Mathieu Macheret
Le premier film (1962) de Bernardo Bertolucci manifeste déjà un regard très affirmé et une grande sophistication.
Deux mois et demi après la disparition du cinéaste italien Bernardo Bertolucci (1941-2018), l’occasion est donnée de redécouvrir, dans une nouvelle copie numérique, son tout premier long-métrage, Les Recrues (1962), plus connu sous son titre original, La Commare Secca – une expression du dialecte romain dont l’équivalent, en français, serait « la grande faucheuse ». Bertolucci n’est âgé que de 21 ans lorsque Pier Paolo Pasolini, dont il avait été l’assistant sur Accattone (1961), lui confie l’idée originale, puis lui délègue la réalisation de ce récit criminel, poursuivant son exploration des borgate, ces faubourgs romains où vivote une population de petits voyous, de proxénètes, de désœuvrés et de misérables. Or, loin de l’œuvre sous influence qu’on pouvait attendre, Les Recrues manifeste un regard déjà très affirmé à travers des recherches stylistiques et narratives d’une grande sophistication, qui prennent leur distance avec la crudité pasolinienne.
Dès les premières images, expurgées de toute présence humaine, une poignée de prospectus poussés par le vent conduisent vers le cadavre d’une prostituée gisant sous un pont, sur la rive du Tibre. Au poste de police se succèdent les dépositions de plusieurs suspects s’étant trouvés à proximité de la victime, dans un parc public, la nuit où elle fut tuée : un voleur de sacs à main, un gigolo, un soldat en permission, deux jolis cœurs adolescents, un employé traînant dans les rues à la sortie du travail… Leurs témoignages se complètent et dressent en filigrane le portrait fragmenté de cette périphérie romaine que chacun habite ou traverse. Une zone indéfinie, où commence la ville et finit la campagne, qui s’apparente à un carrefour de trajectoires hasardeuses, de visages anonymes et de besoins insatisfaits.
Alternant les points de vue, parfois mensongers, pour remonter à la source du crime, à la façon d’un film policier, Les Recrues s’intéresse moins à l’enquête en elle-même qu’aux parcours qui se racontent à travers elle et finissent par dessiner les contours d’une certaine condition humaine. Les différents témoins ont en partage ce quotidien d’errance et de vagabondage qui se coule naturellement dans le caractère indiscernable et hétéroclite du paysage banlieusard, fait de bric et de broc, semé d’immeubles en béton ou de masures honteuses, où l’on ne peut circuler que selon des lignes sinueuses.
Les personnages, pour la plupart des petits délinquants, ne vivent que de larcins et d’extorsions, dans un cycle de déprédation mutuelle qui ne connaît jamais de fin, la misère se dévorant elle-même. Le désœuvrement, la nécessité, les appétits, la violence se dissimulent à chaque coin de rue, dans ces confins de la grande ville qui fonctionnent comme son inconscient à ciel ouvert.
Regard analytique moderne
Bertolucci construit ainsi son film comme un réseau de moments anodins et de fragments d’existences, qui se recoupent néanmoins en plusieurs endroits : lors d’une averse fulgurante qui revient dans chacun des récits ou à l’occasion de vues fugaces sur les dernières heures de la victime. Sa caméra se promène parmi tous ces personnages, constamment mobile, faisant sans cesse chavirer le temps et les perspectives, comme animée d’une conscience indépendante – ce regard analytique moderne qui cerne et décompose tous les événements.
Parfois très proche des visages, comme pour en saisir les rictus monstrueux, parfois s’éloignant ostensiblement des corps, la mise en scène joue sur les motifs d’aliénation ou d’enfermement, plongeant les silhouettes dans les tunnels et les recoins d’un décor froid qui semble se refermer sur elles. Au carrefour de ces parcours étoilés, c’est la puissance de mort qui trône, jamais personnalisée, mais transitant indifféremment par chacun des protagonistes. Une mortalité qui définit en profondeur l’expérience tragique des faubourgs.
Les Recrues (La commare secca - Bernardo Bertollucci) - bande-annonce
Durée : 01:34
Film italien (1962) de Bernardo Bertolucci. Avec Francesco Ruiu, Giancarlo De Rosa, Vincenzo Ciccora (1 h 28). Sur le Web : lesfilmsducamelia.com/lesrecrues