A l’heure où la nuit tombe sur Alger, la clameur de la rue s’estompe peu à peu. Le bruit vient désormais du ciel que quadrillent des hélicoptères de la sécurité. Leur bourdonnement emplit un centre-ville qui se vide doucement de ses milliers de manifestants. Mehdi, 25 ans, redescend à pied vers son quartier, de la fierté dans les yeux : « Vous avez vu, la peur a changé de camp ! »

Ce vendredi 22 février, un soleil de printemps brille sur la capitale algérienne. En début d’après-midi, à l’heure où la prière se termine, le paysage urbain s’est métamorphosé. Les Algérois ont décidé de ne pas rentrer chez eux.

Peu à peu, les artères s’obscurcissent et des milliers de marcheurs convergent vers le centre depuis la place du 1er-Mai. Ils répondent à des appels lancés sur les réseaux sociaux pour dénoncer la candidature du président Abdelaziz Bouteflika. Au pouvoir depuis 1999, ce dernier, 81 ans, a officiellement annoncé, le 10 février, qu’il briguerait un cinquième mandat lors de la présidentielle du 18 avril.

Près du marché du 1er-Mai, des véhicules de police antiémeute sont stationnés et des forces de sécurité sont déployées le long des grandes artères. Dans la matinée, les forces de l’ordre ont procédé à plusieurs arrestations ; mais le cortège semble avoir oublié cette pression.

« Ouvrir la politique à d’autres personnes »

Les marcheurs veulent faire savoir leur audace. Téléphones portables brandis au-dessus des têtes, ils filment. Il leur faut diffuser en direct sur les réseaux sociaux ce réveil du peuple dans une ville où toute manifestation est officiellement interdite depuis 2001 et où la police intervient généralement sur le champ pour endiguer la moindre tentative de rassemblement.

Cette fois pourtant, les forces de sécurité ne leur barrent pas la route. Le trafic Internet est certes ralenti depuis la veille au soir, mais qu’à cela ne tienne, les images se répandent peu à peu et le cortège grossit au cri de « Le peuple ne veut ni Bouteflika, ni Saïd » – en référence au frère du président.

« Le cinquième mandat est une aberration. C’est anticonstitutionnel. Marcher, c’est aussi dire qu’on veut ouvrir la politique à d’autres personnes », explique Aziz, la trentaine, habitant du centre-ville. Voile pastel sur ses cheveux, Souad tient dans la main une feuille blanche où elle a inscrit un définitif « Non au cinquième mandat. » Ce slogan, elle l’explique d’un lapidaire : « C’est trop. On n’en peut plus. Bouteflika a assez gouverné. » A côté d’elle, une autre femme donne, elle, de la voix, scandant : « Y’en a marre de ce pouvoir ! Bouteflika dégage ! On en a marre d’être gouverné par un cadre ! » Déterminé, le cortège avance et grossit encore, rejoint par des jeunes du centre-ville qui veulent faire savoir que « les autorités nous méprisent ! »

Au fil des kilomètres, l’assurance s’installe. Devant le siège de la sûreté de la wilaya (préfecture de police), les manifestants applaudissent même. Près de la grande poste, ils huent l’immense portrait d’Abdelaziz Bouteflika accroché sur la façade du siège du Rassemblement national démocratique (RND), le parti du premier ministre Ahmed Ouyahia. Un moment plus tard, un petit groupe le décroche même.

« Vous, les voleurs, vous avez mangé le pays »

Cela fait désormais presque une demi-heure qu’ils marchent, sans heurt. « Notre peuple est sage ! Ils nous ont méprisés, ils nous ont humiliés », crie un homme âgé, coiffé d’un béret.

Pourtant, dans ce pays figé, l’appel à manifester avait suscité beaucoup de craintes. Sofiane avait « fait fermer les bureaux de [son] entreprise à Oran et à Constantine, par peur des violences ». Un manifestant tente, lui, de rassurer sa mère au téléphone quand une jeune femme à son côté lui sourit : « Pourquoi j’aurais peur de manifester ? Je suis venue exprimer mon opinion. Je suis comme le peuple. »

Dans d’autres villes aussi la rue a parlé. Selon le site d’information TSA (Tout sur l’Algérie), une « imposante marche » a eu lieu à Tizi Ouzou (100 km à l’est d’Alger). « Des milliers de manifestants ont scandé le peuple veut la chute du régime” » à Ouargla (à l’est), a rapporté El Watan sur son site et la presse algérienne mentionne également des marches de protestations à Béjaïa, Tiaret, Relizane et Sétif (Nord), à Annaba (Nord-Est).

Deux virages plus loin, face au palais du gouvernement, la foule s’est encore enhardie un peu et cette fois les chants l’emportent : « Vous, les voleurs, vous avez mangé le pays », entend-on.

Alors que le cortège remonte la pente jusqu’au quartier du Telemly, un commerçant distribue même des bouteilles d’eau, et des femmes saluent des balcons. Alors que des jeunes hommes débutent un chant funéraire d’un « Allahu Akbar », d’autres les arrêtent, prudents craignant qu’on dise : « Regardez, ce sont les islamistes qui manifestent. » Les appels à la vigilance sur les récupérations qui pourraient être faites du mouvement continuent de circuler sur les réseaux sociaux.

« Ils nous méprisent »

En fin d’après-midi, alors que des manifestants tentent de rejoindre la présidence de la République, au sommet de la colline, les forces de l’ordre font cette fois usage de gaz lacrymogènes et vers 18 h 30, des échauffourées éclatent près de l’Ecole des Beaux-Arts.

La police riposte avec des balles en caoutchouc face à 200 jeunes qui tentent de bloquer la route, brûlent des poubelles et jettent des projectiles. L’un d’eux est blessé au visage, deux autres montrent les impacts sur leurs bras. « Ils nous méprisent », lance un blessé.

Le gérant d’un commerce d’alimentation secoue la tête : « Ce sont des voyous. La manifestation était pacifique, très bien organisée. Un jeune a tenté de voler un téléphone, il s’est fait tabasser par d’autres manifestants. »

Mais, ce vendredi 22 février, la volonté de n’être ni récupéré, ni débordé était forte dans les rues algéroises.