En Algérie, « le lien de confiance entre la population et le suffrage universel est depuis longtemps brisé »
En Algérie, « le lien de confiance entre la population et le suffrage universel est depuis longtemps brisé »
Charlotte Bozonnet et Madjid Zerrouky ont répondu à vos questions sur le renoncement du président algérien Bouteflika à postuler pour un cinquième mandat et l’annonce du report des élections.
Manifestation dans les rues d’Alger, le 12 mars 2019. / ZOHRA BENSEMRA / REUTERS
Pressé par le peuple algérien de ne pas présenter sa candidature à un cinquième mandat, le président Abdelaziz Bouteflika a finalement renoncé, lundi 11 mars à se présenter une nouvelle fois à la tête du pays. Il a également reporté sine die l’élection présidentielle du 18 avril, tout en restant au pouvoir et en prolongeant de fait son actuel mandat. Agé de 82 ans et au pouvoir depuis 1999, le chef d’Etat était mis en question depuis deux semaines par une large mobilisation populaire à Alger et dans de nombreuses villes du pays.
AM : Qui tient réellement les manettes ? Abdelaziz Bouteflika ne semble pas en mesure de contrôler quoi que ce soit par lui-même. Qui donc parle en son nom ? Et que sait-on des tractations qui ont lieu au sommet de l’Etat algérien ?
Charlotte Bozonnet : Il est difficile de savoir quel est le niveau d’engagement du président dans les événements actuels. Le chef de l’Etat est certes très diminué physiquement, mais on n’a pas d’information fiable sur ses capacités intellectuelles. On sait en revanche que son frère, Saïd, l’entoure en permanence depuis son AVC, en 2013, lui servant d’interface avec le monde extérieur. Quant aux décideurs, ils sont multiples : le chef d’état-major de l’armée, les services de renseignement, le clan présidentiel notamment.
Antoine Bazz : Les différents clans au pouvoir ont-ils trouvé un successeur à M. Bouteflika ?
Madjid Zerrouky : Non. Et c’est d’ailleurs l’un des éléments qui ont conduit à la crise politique actuelle et à ce mouvement inédit de protestation. Cet entêtement du pouvoir à vouloir reconduire M. Bouteflika pour un cinquième mandat en est le signe le plus manifeste.
chat teigneux : Cette transition n’est-elle pas une façon pour le régime de se donner le temps de trouver un candidat susceptible de préserver les intérêts du système en place ? Qui serait alors le candidat de remplacement de Bouteflika ?
Charlotte Bozonnet : Pas seulement un candidat mais toute une architecture de transition qui lui permette en effet de garder la main et de préserver les intérêts établis. Pour l’instant, aucune personnalité n’a émergé comme potentiel candidat du pouvoir à la succession du président Bouteflika.
Valmont : Les Algériens vont-ils continuer à manifester après l’annonce de renonciation du 5e mandat, vu qu’il s’agit d’un subterfuge du clan au pouvoir ?
Madjid Zerrouky : Les appels à manifester vendredi, jour de week-end en Algérie, se multiplient sur les réseaux sociaux. Mais les Algériens n’ont pas attendu pour exprimer leur mécontentement. A commencer par les étudiants, fortement mobilisés.
Alger républicain : Comment l’armée va-t-elle se positionner ?
Madjid Zerrouky : C’est la grande question. Son chef d’état-major, Gaïd Salah, est un fidèle d’Abdelaziz Bouteflika et du clan présidentiel. C’est, à ce titre, un pilier du régime actuel. Les prochains jours, si la mobilisation de la rue continue, les prochaines semaines en diront plus sur ses réelles intentions.
Simplet ! : Quels intérêts financiers et politiques a la France à soutenir aussi ouvertement le régime de Bouteflika au détriment de la volonté populaire des Algériens ?
Charlotte Bozonnet : Pour rappel, ce matin, Emmanuel Macron s’est exprimé, saluant « la dignité avec laquelle la population, en particulier la jeunesse algérienne, a su exprimer ses espoirs, sa volonté de changement, ainsi que le professionnalisme des forces de sécurité » et a appelé à une « transition d’une durée raisonnable ».
Si les autorités françaises n’ont jamais critiqué les autorités algériennes, c’est que les intérêts entre les deux pays sont majeurs : intérêts financiers au moment où l’Algérie s’est notamment ouverte aux investissements chinois, intérêts militaires dans un Sahel déstabilisé par les groupes djihadistes et enfin intérêts politiques pour des gouvernements français qui voient dans la « stabilité » et le statu quo en Algérie une garantie de leur tranquillité, notamment migratoire.
Geralt of rivia : Y a-t-il eu des réactions de la part du Maroc et de la Tunisie ?
Charlotte Bozonnet : Le Maroc est resté très prudent, mais il suit de près la situation. Non seulement les deux pays partagent une frontière commune mais ils sont en conflit depuis des décennies à propos du Sahara occidental. On imagine aussi que le palais royal, contesté à plusieurs reprises ces dernières années lors de conflits sociaux, est attentif à la gronde des Algériens contre leurs gouvernants.
En Tunisie, le sentiment est partagé. Il y a eu des manifestations de soutien – certes limitées – à la contestation algérienne, mais en même temps les Tunisiens craignent une éventuelle déstabilisation de leur grand voisin. Du côté des autorités, c’est silence radio.
EmmThélé : Bonjour, quel est le poids des islamistes radicaux en Algérie à l’heure actuelle et quelles menaces font-ils peser sur l’Algérie et la région ?
Madjid Zerrouky : Pour ce qui est des groupes armés, la menace est largement contenue dans le nord du pays. Même si des petits groupes continuent de se manifester dans des zones isolées et montagneuses. C’est plutôt les régions frontalières du Sud qui inspirent de l’inquiétude au vu de la situation qui prévaut dans le Sahel et l’instabilité et la Libye qui obligent l’armée, notamment, à y affecter des ressources importantes.
La mouvance salafiste en Algérie mène, elle, essentiellement, une bataille « culturelle » et non politique. Elle exerce ses pressions sur le plan de la bigoterie et de la moralité, en étant nullement inquiétée par le pouvoir, au passage.
Berties : Pourquoi priver les Algériens de leurs élections du 18 avril ? N’est-ce pas le maintien d’une forme de confiscation qui va alimenter la révolte du peuple ?
Madjid Zerrouky : L’élection présidentielle en Algérie est caractérisée depuis plusieurs mandats par une participation extrêmement faible. Le lien de confiance entre la population et le suffrage universel est depuis longtemps brisé. L’administration comme les médias publics n’ont jamais été neutres et l’opposition est empêchée de mener campagne dans des conditions acceptables : les « jeux » sont faits d’avance pour résumer. Plusieurs des candidats de l’opposition parmi les plus connus et les plus crédibles ont par ailleurs renoncé à se présenter.
Guiton : Pourquoi le désistement d’un candidat, fût-il président en exercice, entraîne-t-il le report des élections ?
Charlotte Bozonnet : Ce qui a été proposé hier par le président de la République n’est pas prévu par la Constitution. Celle-ci prévoit de repousser une élection en cas « d’empêchement du président [en exercice] pour cause de maladie grave et durable », ce qui a été écarté par le régime. Il existe également des dispositions en cas de crise majeure, tel l’état d’exception « lorsque le pays est menacé d’un péril imminent dans ses institutions, dans son indépendance ou dans son intégrité territoriale ». Mais le recours à cet article s’apparenterait à un « coup d’Etat » au regard du caractère pacifique de la contestation et à rebours de la main tendue à la société par le régime, lundi soir.
Laurent : Les images que l’on voit de Bouteflika ces jours sont-elles actuelles ?
Charlotte Bozonnet : A priori celles qui ont été diffusées hier le sont. On a vu le président recevoir le chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, le nouveau premier ministre, Noureddine Bedoui, et le vice-premier ministre, Ramtane Lamamra. Une autre image le montre en compagnie de l’ex-diplomate Lakhdar Brahimi.
Pearl : Peut-il y avoir une dissolution de l’Assemblée nationale algérienne et la formation d’un gouvernement pluriel afin de trouver une sortie de crise ?
Madjid Zerrouky : Ce n’est pas ce qui est prévu par le pouvoir pour l’instant. Mais la situation est évolutive. Plusieurs groupes de l’opposition avaient décidé avant la déclaration présidentielle d’hier soir de retirer leurs députés, par exemple. Et il est encore trop tôt pour préjuger de la suite de la mobilisation dans les rues et des réponses éventuelles du pouvoir. Lequel n’a, jusqu’ici, formulé que des concessions face à la pression.
Algérie : les rues en liesse après les annonces d'Abdelaziz Bouteflika
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