En Ukraine, l’éternel retour de Ioulia Timochenko
En Ukraine, l’éternel retour de Ioulia Timochenko
Par Benoît Vitkine (Kiev, envoyé spécial)
A 58 ans, l’héroïne de la « révolution orange » est de nouveau candidate à la présidence.
L’ex-première ministre ukrainienne et nouvelle candidate à la présidentielle, Ioulia Timochenko, lors d’une conférence de presse, à Kiev, le 22 février. / SERGEI SUPINSKY / AFP
Jamais, depuis trente ans qu’elle bataille pour accéder aux sommets, l’objectif n’a semblé si atteignable – le seul qui vaille, le pouvoir suprême, la présidence d’un pays qui l’a adulée autant qu’il l’a rejetée. En trente ans, Ioulia Timochenko a tout connu : la gloire, l’échec, l’oubli, et même la prison, durant trois ans. A l’approche du premier tour de l’élection présidentielle ukrainienne du 31 mars, elle revit, jamais plus épanouie que dans la conquête.
Les sondages l’ont longtemps donnée première, devant son principal rival, le sortant Petro Porochenko. La voilà désormais devancée par un nouveau venu, le comédien et « bouffon » autoproclamé Volodymyr Zelenski, qu’elle affrontera au deuxième tour si elle y accède. Ainsi se profile le spectre de 2010 et de 2014, qui l’avaient vue arriver à chaque fois en deuxième position. Mais elle veut croire en son étoile : depuis qu’une émission d’investigation a démontré l’implication de proches de M. Porochenko dans des détournements de commandes de matériel militaire, elle appelle à sa destitution.
A 58 ans, il n’est pas trop tard pour se réinventer. Finie la natte paysanne aux allures d’auréole qui faisait sa marque de fabrique, place à une chevelure sagement tirée en arrière : celle qui fut l’héroïne de la « révolution orange » de 2004, puis une première ministre éruptive entre 2007 et 2010, se pose désormais en réformatrice mesurée. Une dirigeante « européenne » décidée à abattre le système oligarchique corrompu qui gangrène l’Ukraine.
« La princesse du gaz »
Pour cela, elle doit rassurer. N’est-elle pas, elle-même, issue de ce système ? Dans les années 1990, la jeune Ioulia Timochenko est devenue, en revendant du gaz russe à l’Ukraine, « la princesse du gaz », une femme d’affaires puissante. « Et pour ça elle a versé, comme l’indiquent des documents judiciaires américains, d’immenses pots-de-vin, rappelle Daria Kaleniouk, du Centre d’action contre la corruption (AntAC). Elle est un symbole de la corruption ! »
Plus grave encore, l’épisode du contrat gazier de 2009 continue de la poursuivre. A l’époque, première ministre, elle avait signé un contrat avec Moscou particulièrement défavorable à l’Ukraine. Deux ans plus tard, le prorusse Viktor Ianoukovitch allait la faire condamner pour cette raison à sept ans de prison pour « abus de pouvoir ». Un prétexte à une vengeance politique, de toute évidence, mais l’affaire a suffi à étiqueter à jamais Mme Timochenko : trop légère, trop intéressée par les marchés gaziers, même si aucun enrichissement personnel n’a été prouvé. Ou même dans la main de Vladimir Poutine…
Elle-même a compris, assurent ses proches – Mme Timochenko n’a pas donné suite aux demandes d’entretien du Monde. Le 22 février 2014, lorsque la révolution de Maïdan triomphante l’a tirée de sa cellule de Kharkiv, elle s’est précipitée à Kiev. Sur scène, l’accueil de la foule fut des plus froids : les temps avaient changé, elle appartenait au passé.
Elle aurait pu renoncer. Ce serait mal connaître le personnage et son ambition démesurée. Elle est un fauve politique à la brutalité assumée : devant ses juges, elle refusait de se lever ; aux journalistes qui, aujourd’hui, lui posent des questions dérangeantes, elle réserve les réponses les plus cassantes. Pour son avocat historique, Sergueï Vlasenko, également député de son parti Batkivchtchina (« Patrie ») : « En 2011, elle aurait pu quitter le pays. Elle savait qu’elle ne serait pas jugée de façon équitable, tout le monde l’y poussait. Mais elle a voulu rester. Voilà où est son ambition, celle de se défendre jusqu’au bout, elle et ses idées. »
Une méthode éprouvée : le populisme
Alors « Ioulia », comme tous l’appellent, est redescendue dans l’arène sans attendre, avec une méthode éprouvée : le populisme. Ses attaques contre le gouvernement actuel ne se caractérisent pas par leur finesse : « mafia », « régime », « extermination » par des politiques économiques entraînant l’appauvrissement. Ses propositions phares : rouvrir les cliniques dans les villages, sauver les usines quel qu’en soit le coût, abolir une réforme de la santé pourtant unanimement saluée et, surtout, diviser les tarifs du gaz par deux. « Derrière son programme, il y a un vrai risque de rupture avec le Fonds monétaire international [créditeur du pays depuis 2014] et de tensions avec l’UE, commente un diplomate européen. Heureusement, elle sait s’entourer de gens raisonnables, et elle-même est toujours ouverte à la discussion. »
On l’a beaucoup vue à Washington, ces derniers mois. En 2014, le soutien américain à Petro Porochenko l’avait désavantagée. Elle promet de jeter les bases des réformes futures – celles d’un grand nettoyage et d’un « new deal » pour le pays – en seulement cent jours, et de démissionner si elle n’y parvient pas. Mais dans le même temps elle promeut un changement constitutionnel qui la rendrait incontournable, toute-puissante. Et certaines de ses propositions restent floues, comme ses assurances de ramener la paix dans le Donbass sans plan véritablement nouveau.
« C’est un populisme d’un style nouveau, un populisme de l’establishment, assure un conseiller du président Porochenko. Elle ne veut rien renverser, puisqu’elle fait partie du système. » De fait, la presse ukrainienne assure qu’elle s’attache à rassurer les oligarques. Ihor Kolomoïski, l’un des grands perdants de l’ère Porochenko, ferait partie de ses soutiens de l’ombre. « La grande différence entre elle et Porochenko, c’est que sa vie se résume à la politique, commente le jeune député réformateur Sergueï Lechtchenko. Pour elle, l’argent n’est qu’un instrument du pouvoir. » Reste que début mars, des journalistes d’investigation ont émis des doutes sérieux sur le financement de sa campagne, et notamment sur 5,2 millions d’euros attribués à des donateurs introuvables.
Dans le climat de défiance extrême envers le personnel politique, qui explique notamment l’émergence de l’acteur Volodymyr Zelenski, elle parvient à ne pas couler. Son discours sur la justice sociale fait mouche dans toutes les régions du pays ; ses positions nationalistes, elles, lui permettent d’aller titiller le président sur son terrain de prédilection. Mais à côté des sondages qui lui donnent des intentions de vote à 20 %, Ioulia Timochenko est aussi celle qui bénéficie d’un « rating négatif » parmi les plus élevés, soit 65 % d’électeurs qui ne voteraient à aucun prix pour elle. Pas de quoi lui promettre mieux qu’une éternelle deuxième place.