RIVAGES

LA LISTE DE LA MATINALE

Noir, c’est noir. A l’occasion du festival Quais du polar, qui se tient à Lyon du 29 au 31 mars, voici une sélection de six romans policiers à dévorer.

« Baiser féroce », de Roberto Saviano

Ils ont du plomb et de l’aplomb, des fusils et de l’audace. Après ­Piranhas (Gallimard), l’ascension du jeune Nicolas Fiorillo, alias Maharaja, et de sa bande d’amis (Oiseau mou, Dentino, Drago, Tucano, Cocorico, Lollipop, ­Biscottino, Jveuxdire) se poursuit. Tous sont déterminés à conquérir la ville de Naples et à faire fortune grâce au trafic de drogue. Second volet du diptyque romanesque de l’Italien Roberto Saviano, Baiser féroce achève de dépeindre une génération d’adolescents risque-tout qui ambitionne de détrôner les dynasties de la Camorra, en manœuvrant entre les clans.

S’ils tiennent des places de deal, il leur faut grandir et, pour cela, monter leur propre filière d’approvisionnement depuis l’Albanie. Par sa gestion des affaires, son cynisme, son penchant pour la démesure, ce « baby-gang » est le produit de l’époque, souligne l’auteur de ­Gomorra, accordé aux règles du capitalisme : faire du profit, consommer beaucoup et vite. Roberto Saviano parfait ici le portrait de son charismatique protagoniste : un habile stratège qui a tiré des enseignements du Prince, de Machiavel, regarde les documentaires diffusés sur History Channel et communique sur les réseaux sociaux. « Les vieux sont faits pour mourir, les jeunes pour commander, ç’avait toujours été son credo. » C’est aussi un chef implacable qui verra tomber ses hommes ou les tuera lui-même…

Par son lot de trahisons et de représailles, Baiser féroce possède une tonalité shakespearienne, une plus grande noirceur que le premier. C’est celui des ultimes désillusions, avec ses alliances contre nature : « Elle était à la même table que l’homme qui avait tué son fils. ­L’Archange était à la même table que l’homme qui avait tué le sien. C’est donc vrai, a-t-il songé. Seul l’argent compte. » Quand les fils ne sont pas morts, ils occupent la place des pères, absents ou démis­sionnaires, à l’image des parents de Tucano qui, tout heureux de ­posséder un écran plasma, lui ont cédé leur chambre.

Saviano agrandit ici la focale et dévoile comment, à Naples, collaborent au narcotrafic des hommes ­politiques et d’Eglise, des banques, des commerces de quartier. « Supermarchés, boucheries, merceries. De grands entrepôts pour le stockage de la drogue : haschisch, marijuana, coca », d’où partent des coursiers prépubères voués à mourir comme leurs prédécesseurs. Un roman noir et rouge sang. Macha Séry

« Baiser féroce » (Bacio feroce), de Roberto Saviano, traduit de l’italien par Vincent Raynaud, Gallimard, « Du monde entier », 400 p., 22 € (en librairie le 4 avril, mais en prévente à Quais du polar).

« Libre comme l’air », de Sara Lövestam

L’anti-héros de la Suédoise Sara Lövestam, le détective privé et SDF Kouplan, queer iranien, piste cette fois, dans Libre comme l’air, un ­riche avocat que sa femme soupçonne de la tromper. Une banale histoire d’adultère qui débouche sur la découverte d’un trafic de drogue et d’un piège tendu par un réseau mafieux. Dans ce troisième volet de sa série policière, qui a débuté par Chacun sa vérité (Robert Laffont), distingué en France par le Grand Prix de littérature policière 2017, la romancière sème dans Stockholm des indices comme autant de cailloux épars. Kouplan se fait aider par des marginaux hauts en couleur, un mendiant et une grand-mère junky. La singularité de la série « Kouplan » est qu’elle relève autant du polar que de la chronique sociale, celle d’un réfugié en attente de son titre de séjour. L’auteure se place au plus près de ce jeune immigré qui dort sous les ponts, se lave dans les toilettes publiques et compte ses pièces pour s’offrir un repas chaud, toujours tenaillé par la crainte de contrôles policiers. D’autant que, lors de ses démarches, Kouplan doit expliquer qu’il n’est plus une femme mais un « homme en transition ». Tendre et brillant. Sylvia Zappi

« Libre comme l’air » (Luften är fri), de Sara Lövestam, traduit du suédois par Esther Sermage, Robert Laffont, « La bête noire », 360 p., 18,90 €.

« L’Agent du chaos », de Giancarlo De Cataldo

L’un est un romancier italien qui vient de ­publier un livre sur un dénommé Jay Dark. L’autre, un avocat californien qui prétend lui raconter la véritable histoire de cet agent de la CIA jadis chargé de répandre de nouvelles drogues dans les mouvements étudiants et les foyers de la contre-culture afin de les ­dévitaliser et condamner la jeunesse contestataire des sixties à l’addiction. Inspiré de ­l’espion Ronald Stark, Dark était un infiltré obéissant aux têtes pensantes du projet « MK-Ultra », un programme officieux ­conduit par les services secrets américains des années 1950 à 1970 et qui fut publiquement dévoilé en 1975. On ne sait si la réalité dépasse ici la fiction ou le contraire. Et c’est tout l’intérêt de ce nouveau récit du grand Giancarlo De Cataldo, qui donne vie à un personnage fort romanesque : un orphelin né dans la misère, un enfant des rues, un autodidacte de génie, doué pour les langues, naturellement protégé contre les effets narcotiques et multipliant les identités d’emprunt. Un agent idéal, en somme, qui côtoie Timothy Leary, professeur à Harvard et ­promoteur du LSD, les écrivains Allen Ginsberg, Ken Kesey et William S. Burroughs, ainsi que l’artiste Andy WarholM. S.

« L’Agent du chaos » (L’agente del caos), de Giancarlo De Cataldo, traduit de l’italien par Serge Quadruppani, Métailié, « Noir », 320 p., 21 €.

« Prémices de la chute », de Frédéric Paulin

Dans La guerre est une ruse (Agullo, 2018), Frédéric Paulin racontait la décennie sanglante algérienne des années 1990, matrice, selon lui, du terrorisme contemporain. Prémices de la chute poursuit son récit de l’histoire du djihad contemporain. Le roman prend place entre la mort de Khaled Kelkal en 1995 (le principal responsable des attentats perpétrés à Paris cette année-là) et le 11 septembre 2001. Un récit passionnant, encore plus abouti que le premier. Dans les faubourgs de Roubaix, un gang de voleurs n’hésite pas à utiliser des armes de guerre. Un journaliste local découvre que ces braqueurs sont en fait d’anciens djihadistes ayant servi du côté bosniaque lors de la guerre en ex-Yougoslavie.

Rebaptisée « Les Ch’tis d’Allah », la bande de Lionel Dumont et Christophe Caze (qui a réellement existé) sert de fil rouge à l’intrigue inventée par l’auteur. Aidé par les agents Tedj Benlazar et Laureline Fell, déjà croisés dans La guerre…, le journaliste mettra le doigt sur la nébuleuse terroriste qui deviendra Al-Qaida. Adossé à une riche documentation, Prémices de la chute mêle récit d’espionnage, roman policier et thriller politique. Les personnages de fiction côtoient Zacarias Moussaoui et Oussama Ben Laden. A l’image de ses modèles, l’Américain Don Winslow et l’Italien Giancarlo De Cataldo, le Français sait manier les ellipses et ne tombe jamais dans le piège du manichéisme. Il s’évertue, au contraire, à expliquer les mécanismes complexes de la logique terroriste. Mais aussi l’incapacité des services de renseignement à prendre cette menace au sérieux – comme si on ne pouvait rien contre la fatalité. Abel Mestre

« Prémices de la chute », de Frédéric Paulin, Agullo, « Noir », 384 p., 21 €.

« Les Compromis », de Maxime Calligaro et Eric Cardère

Etonnamment, des réalités aussi peu trépidantes, à première vue, que la Commission et le Parlement européens fournissent un ­contexte à deux fictions policières réussies : La Capitale, de l’Autrichien Robert Menasse (« Le Monde des livres » du 4 janvier), et Les Compromis, écrit par deux auteurs qui se sont naguère frottés aux institutions de l’Union européenne, et devenus aujourd’hui scénaristes. Difficile de prévoir si cette appropriation par le noir sera capable de réenchanter l’Europe, mais le fait est là, les eurocrates se voient désormais transformés en personnages de roman.

Les Compromis est ­raconté du point de vue d’un assistant parlementaire doué, Emile, dont la « patronne », Sandrine Berger, eurodéputée écologiste, a été mystérieusement assassinée alors qu’elle travaillait à l’adoption d’une directive sur l’abolition du diesel. N’étaient les deux meurtres placés à des moments stratégiques de cette intrigue à la facture classique, le lecteur pourrait avoir l’impression de lire un document (du reste instructif et parfaitement résumé) sur les méandres de la bureaucratie et de la ­politique bruxelloises. Comme le titre l’indique, les « compromis » se révéleront indispensables, même aux plus idéalistes des protagonistes, sommés d’en rabattre sur leurs idéaux, sans pour autant y renoncer. Nicolas Weill

« Les Compromis », de Maxime Calligaro et Eric Cardère, Rivages, « Noir », 280 p., 19,80 €

« La Dernière Chance de Rowan Petty », de Richard Lange

Révélé par le recueil de nouvelles Dead Boys (Albin Michel, 2009), lauréat quatre ans plus tard du prix Dashiell Hammett pour Angel Baby (Albin Michel, 2015), l’écrivain américain Richard Lange affectionne les paumés et les marginaux. Dans son nouveau roman, La Dernière Chance de Rowan Petty, son protagoniste vit, mal, d’arnaques en tout genre. Il loge dans un hôtel miteux de Reno, lave ses caleçons dans le lavabo et dîne de hot-dogs… « Quarante ans qu’il était sur Terre, et qu’est-ce qu’il avait accompli ? Sa vie se résumait à un mariage raté, une fille qui se droguait et des cartes de crédit sur lesquelles il avait ­atteint le maximum autorisé. » Jusqu’au jour où une vieille connaissance lui file un tuyau : des soldats stationnés à la base de Bagram, en Afghanistan, ont détourné 2 millions de dollars à l’armée américaine et les ont envoyés par Fedex à un ex-marine habitant Los Angeles – où se situent tous les romans du Californien. En compagnie de ­ « Tinafey », une prostituée dont il s’éprend, Rowan cherche à mettre la main sur le magot. Las, il est lui-même traqué par les sbires d’un autre escroc et par un sergent à la gâchette facile, récemment retourné à la vie civile. Les relations filiales occupent une place prépondérante dans ce récit, où Rowan renoue avec sa fille, étudiante à LA. Ces retrouvailles placées sous le signe de l’urgence obligent Rowan à réussir ce gros coup, quels que soient les risques encourus. Richard Lange, digne héritier ­d’Elmore Leonard, excelle à conjuguer violence et humour, tendre lyrisme et âpre réalisme. M. S.

« La Dernière Chance de Rowan Petty » (The Smack), de Richard Lange, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Patricia Barbe-Girault, Albin Michel, « Terres d’Amérique », 416 p., 22,90 €