Un an après, le désenchantement de Gaza vis-à-vis de la « marche du retour »
Un an après, le désenchantement de Gaza vis-à-vis de la « marche du retour »
Par Piotr Smolar (Gaza, envoyé spécial)
Gaza célébre, samedi 30 mars, le premier anniversaire d’un mouvement de protestation dans lequel 195 personnes ont été tuées et 7 100 blessées par balles.
Deux Palestiniens se dirigent vers la manifestation célébrant l’anniversaire de la « marche du retour », à la frontière de Gaza avec Israël, le 30 mars 2019. / ANAS BABA / AFP
Facebook fait pleurer parfois, en exhumant le passé. Ce matin, Issam Hammad a versé quelques larmes en revoyant une vidéo enregistrée il y a un an, à la veille du lancement de la « marche du retour » à Gaza, le long de la frontière. Lui qui fut l’un des initiateurs de cette mobilisation inédite y appelait les habitants à participer massivement, persuadé que les soldats israéliens ne les menaceraient pas, de l’autre côté de la clôture.
« Le lendemain, je suis arrivé à 10 heures sur place. C’était stupéfiant, des dizaines de milliers de personnes étaient déjà là. Mais dès 11 heures, j’appelais les gens à cesser la marche, pour ne pas perdre une seule vie. »
Ce jour-là, les tireurs d’élite israéliens, allongés derrière les monticules de sable, tuèrent 16 personnes. Depuis, en un an, le bilan de la marche s’est élevé à 195 morts et près de 7 100 blessés par balles.
C’est ce triste anniversaire qu’étaient invités à célébrer les Gazaouis, samedi 30 mars, lors de nouveaux rassemblements scrutés par l’armée israélienne, décidée à ne plus tolérer les ballons et les cerfs-volants incendiaires, ou les tentatives d’incursion.
Une vie quotidienne marquée par le blocus
A ce prix humain extravagant, le drame de Gaza est revenu de façon épisodique dans l’actualité. Et puis rien. Dans leur vie quotidienne, les habitants de Gaza n’ont guère enregistré d’améliorations. Certes, l’électricité disponible est passée en novembre de quatre heures quotidiennes à douze heures, grâce à une nouvelle aide du Qatar. Le point de passage de Rafah vers l’Egypte s’est rouvert. Mais les espoirs de levée du blocus se sont fracassés sur la réalité politique et militaire, faite de tractations en coulisses par l’intermédiaire de l’Egypte, de bluffs, de calculs mesquins.
Réconciliation intrapalestinienne impossible, élections législatives israéliennes du 9 avril… « Je ne veux pas que la marche s’arrête, poursuit Issam Hammad, ingénieur dans le secteur médical. Mais j’aurais aimé qu’elle se développe comme un mouvement de réfugiés, réclamant leurs droits, plutôt qu’un mouvement de factions. Cela dit, soyons honnêtes. Avions-nous les moyens financiers pour amener les gens à la frontière, les nourrir ? Non. On avait besoin des factions, mais on ne savait pas qu’elles allaient prendre le contrôle. C’est devenu plus une Intifada qu’une marche. »
A 200 mètres d’une plage polluée par les déchets plastiques, un bâtiment lézardé se dresse dans le camp de réfugiés de Deir El-Balah, dont la porte est dévorée par la rouille. Pour entrer chez les Chbeir, à l’étage, un tapis a été accroché en guise de porte. Sur la terrasse, les banderoles offertes par toutes les factions cachent la laideur des parpaings. On y voit la photo d’Ayman, mort à 18 ans le 21 décembre 2018. Un martyr de plus, une vie engloutie.
Ayman avait appris à coudre ; cela ne lui servait à rien faute d’emploi. Laveur de voitures pour quelques pièces, il s’ennuyait terriblement. Défiant les ordres de son père Mounir, il se rendit le jour fatal au rassemblement hebdomadaire, à l’est du camp de Boureij. Une balle l’a atteint dans le dos.
Amertume vis-à-vis du Hamas
Son père Mounir, 40 ans, est chauffeur de taxi. Sympathisant du Fatah, la formation du président Mahmoud Abbas, il se dit hostile depuis le début à la marche. « Je m’étais dit qu’on ne pourrait rien en tirer. Et elle n’a donné aucun résultat. L’électricité en plus ? On n’a pas l’argent pour se l’offrir de toute façon. »
Mounir Chbeir gagne entre deux et trois euros par jour. Il bénéficie de l’aide alimentaire de la mission de l’ONU pour les réfugiés, l’UNRWA, qui fournit des colis de sucre, de riz ou d’huile tous les trois mois. Il exprime une amertume rageuse contre les dirigeants du Hamas, « ceux qui roulent en 4x4, qui ont de beaux portables, mangent bien au restaurant, dont les fils ne vont jamais à la frontière ».
Etant affiliée au Fatah, sa famille n’a même pas touché les 3 000 dollars d’aide pour chaque famille de martyr tué. « J’aimerais qu’Israël nettoie le Hamas de la surface de la terre ! », clame-t-il, tandis que sa femme, horrifiée par cette audace, rit nerveusement. Ahmed, autre fils de Mounir Chbeir, a 17 ans. Il a participé récemment dans le quartier à plusieurs manifestations contre le coût de la vie, réprimées violemment par le Hamas. Un soir, des hommes masqués et armés lui sont tombés dessus et l’ont battu. « Les gens ont peur du Hamas, dit-il. Un couvre-feu a même été imposé ici. » Beaucoup de Gazaouis n’iront pas à la marche samedi parce qu’ils se replient sur leur existence misérable. Ils abhorrent toutes les factions, accusées d’ignorer l’intérêt d’un peuple en détresse.
A Deir El-Balah, la maison de la famille Chanab a meilleure allure. Le salon, non chauffé, est soigneusement entretenu. Juliette, 48 ans, parle de ses engagements au sein de différentes associations de femmes. A ce titre, elle avait participé aux débuts de la marche du retour. « On y croyait, on se disait que ça pouvait rafraîchir la question palestinienne dans le monde, dit-elle. On y allait en bus, pour distribuer de l’eau et de la nourriture. » Mais au bout de trois mois, elle a déploré un changement.
« C’est devenu une affaire politique, un objet de troc. Il n’y avait aucune protection assurée pour les jeunes, c’est comme si on attendait plus de tueries et de martyrs. Qui a profité de la marche ? Le Hamas. Ils ont vendu l’âme des participants. » Juliette et son mari, Salah, ont sept enfants, six filles et un garçon. Seul Salah a un salaire, comme employé de l’Autorité palestinienne. Il y a un mois, il a été baissé de moitié par Ramallah.