N’Fanteh Minteh : « Me reconnaître en tant que transclasse a été une révélation »
N’Fanteh Minteh : « Me reconnaître en tant que transclasse a été une révélation »
Le Monde.fr avec AFP
La journaliste, présentatrice du journal télévisé Afrique sur TV5 Monde, est la seule de sa famille à avoir fait de longues études. Elle raconte, pour les conférences O21 comment elle s’est débarrassée de ses « verrous intérieurs lié à [son] histoire de fille d’immigré » pour oser choisir sa voie.
Lycéens, étudiants, professeurs, parents, jeunes diplômés… « Le Monde » vous donne à Paris les samedi 6 et dimanche 7 avril à Ground Control (XIIe) pour de nouvelles éditions des événements O21/S’orienter au 21e siècle. Des conférences et des rencontres inspirantes pour réfléchir à son avenir et trouver sa voie. Plus d’informations ici.
N’Fanteh Minteh. / Christophe Lartige/TV5MONDE
La journaliste N’Fanteh Minteh, présentatrice du journal télévisé Afrique sur TV5 Monde, est la seule de sa famille à avoir fait de longues études. Elle raconte, pour les conférences O21 du Monde comment elle s’est débarrassée de ses « verrous intérieurs » pour choisir sa voie.
Vous avez 28 ans et présentez le journal télévisé Afrique sur TV5 Monde. Etes-vous surprise d’être arrivée là ?
Disons que je suis un peu l’ovni de ma famille ! Je suis née à Paris dans le 20e arrondissement mais comme notre logement était insalubre, nous avons migré en banlieue, à Créteil. Paris était trop cher. J’ai toujours aimé lire, beaucoup aimé l’école ce qui n’était pas le cas de mes frères, qui ont trouvé leur épanouissement dans des métiers manuels. Mes parents, eux, ont quitté très jeunes la Gambie. Ils sont arrivés en France sans études et ont dû prendre ce qu’il y avait. Mon père a été mécanicien, cuisinier, il est aujourd’hui éboueur. Ma mère a toujours été femme de ménage. Je suis celle qui a fait les plus longues études.
En mai 2017, un colloque à la Sorbonne a rassemblé sociologues, historiens et philosophes qui étaient passés d’une classe sociale à une autre. Vous vous référez souvent à leurs propos, publiés dans le livre « La fabrique des transclasses » (PUF, 2018), pourquoi ?
Cette appellation « transclasses » a été une révélation. Les auteurs posent des mots sur des ressentis que j’avais depuis des années sans réussir à les exprimer. Comme cette question : « Pourquoi s’excuser de ne pas vouloir rester dans la misère des siens ? », qui me parle fortement. J’ai beaucoup de mal quand quelqu’un me dit : « Tu as pris l’ascenseur social, c’est formidable, tu le mérites ». Comme si le mérite créait un équilibre avec l’injustice sociale qui l’a précédé.
J’ai autour de moi des copains qui auraient pu devenir architecte, travailler dans de grandes entreprises et qui ont décidé de revenir à des métiers manuels. Ils font partie de cette classe sociale dite des ouvriers. Sont-ils moins bien pour autant ? Le terme « d’ascenseur » signifie implicitement qu’être médecin, ce serait mieux.
Dans votre parcours, vous êtes vous, un jour, censurée et dit « ce n’est pas pour moi » ?
Je me suis censurée à plusieurs reprises, notamment pour devenir journaliste. Après mon bac ES, je suis partie à la faculté avec le projet de devenir commerciale. Comme je considérais que mes parents n’avaient pas eu cette chance-là, je voulais travailler dans une grande entreprise à la Défense et avoir un bureau à mon nom ! Parallèlement, j’ai suivi la formation « reporter citoyen » gratuite pour les jeunes des quartiers populaires, à raison de trois heures par semaine. Lorsque la formation s’est terminée, au bout de trois ans, il m’a fallu un long cheminement personnel pour m’autoriser à passer les concours des écoles de journalisme. J’avais des verrous intérieurs liés à mon histoire personnelle de fille d’immigrés. Je me disais : « C’est déjà super de s’en sortir à l’école, faut pas exagérer, on va s’arrêter là ».
Comment avez-vous réussi à passer le cap ?
J’ai pu briser ce plafond de verre progressivement, grâce aux encouragements des organisateurs de cette formation. Ils ont été tenaces, je les en remercie ! Je me souviens notamment des paroles du journaliste John-Paul Lepers [à l’initiative de Reporter citoyen] : « Ton regard de journaliste sera complètement différent, tu as des choses à dire ».
Cette réorientation a-t-elle été facile à gérer avec vos parents ?
Cela a été un peu compliqué. Quand, en master, je leur ai dit que, suite à reporter citoyen, je voulais changer de voie, j’ai vu la détresse dans leurs yeux. Le milieu du journalisme ne leur parlait pas du tout. J’ai donc passé un « deal » : terminer au moins mon master pour avoir un plan B.
Ensuite j’ai multiplié les expériences, Le Monde a ouvert ses pages à des jeunes de 18 à 35 ans [programme Le Monde Académie] et j’ai proposé un sujet sur les contrôles au faciès sur Kamel, un gars de mon quartier qui se fait toujours contrôler par la police. Puis j’ai fait des chroniques à la radio… J’ai raté tous les concours écrits des 14 écoles de journalisme reconnues, mais j’ai pris une autre porte, celle de l’apprentissage ! J’ai utilisé mon CV et mes expériences qui montraient que j’avais envie.
Pourquoi avoir accepté de témoigner pour aider les jeunes à trouver leur voie ?
Je refuse d’être ambassadrice d’un parcours, celui de la fille d’immigrés qui a réussi et qui est sortie de sa misère. J’ai juste envie que les gens se disent « tout le monde peut y arriver ». Ce n’est pas exceptionnel. J’aimerais qu’un jour on ne fasse pas d’article parce que N’Fanteh Minteh, noire, femme, a réussi à être présentatrice d’un JT. J’ai envie que l’on se dise un jour N’Fanteh ou Vladimir se retrouve à la tête d’une entreprise, c’est normal, ils ont juste passé les étapes.
De nombreux jeunes annoncent privilégier un métier qui « a du sens ». Est-ce une utopie ? Est-ce réservé à une jeunesse privilégiée ?
Avoir un métier qui a du sens n’est pas une utopie. C’est d’ailleurs assez facile à trouver quand on connaît ses centres d’intérêt. Ce qui est plus compliqué, en revanche, est d’arriver à en vivre. Une de mes amies, professeure depuis dix ans, gagne 1 800 euros par mois. Elle assume son choix mais me dit : « Mon métier a du sens mais je ne gagne pas ma vie ». Une autre est assistante sociale. Elle a plus de vingt-cinq ans de métier mais ne gagne même pas cette somme. La question est de savoir où l’on place ses priorités. Que veut-on le plus ? Gagner de l’argent ? Faire un métier qui nous plaît ? Trouver un équilibre entre les deux ? J’estime avoir un métier qui a du sens et je gagne plutôt bien ma vie, je suis donc une privilégiée.
Pour trouver votre voie, quel est le meilleur conseil que vous auriez envie de transmettre aujourd’hui ?
Je conseille tout simplement d’oser. Cela commence par de petits gestes. Je suis allée au restaurant avec des jeunes filles de mon quartier et qui pensaient qu’elles n’avaient pas les codes pour répondre à un serveur. Elles ne fréquentaient que le McDo. Il ne s’agit pas forcément d’oser s’inscrire à une formation. Juste d’oser parler à des gens, leur poser des questions, s’ouvrir vraiment au monde. Cela permet en fait de s’inscrire dans le monde. Je conseille de provoquer les choses et de ne pas s’arrêter.