La police utilise des canons à eau contre des manifestants, à Alger, le 29 mars 2019. / Ramzi Boudina / REUTERS

Tribune. Depuis le 22 février, des millions d’Algériens descendent dans la rue à travers tout le pays, pour la plupart sans violence, afin de manifester contre la tentative du président Abdelaziz Bouteflika de rester au pouvoir, un mouvement qui aurait été inimaginable il y a seulement quelques mois. Face aux pressions, l’homme de 82 ans – au pouvoir depuis 20 ans – a annoncé lundi 1er avril qu’il démissionnera avant la fin de son mandat, le 28 avril.

En attendant, les manifestations se poursuivent. Jamais depuis des décennies les Algériens ne s’étaient saisis avec une telle ferveur de la liberté d’expression et de réunion. Durant les deux semaines que j’ai récemment passées en mission à Alger, il était formidable de sentir le vent d’optimisme qui balayait le pays, ainsi que la conviction que le changement était inévitable.

Les Algériens sont convaincus que rien ne pourra plus les empêcher d’exprimer leur opposition à ce qu’ils appellent une « bande de voleurs ». Même les autorités semblent faire preuve d’une plus grande indulgence face à la dissidence, autorisant la tenue de manifestations à Alger et ailleurs dans le pays, malgré l’interdiction de fait de manifester qui est en vigueur dans la capitale depuis 2001 et l’interdiction pénale de toutes les manifestations non autorisées. La situation évolue dans le bon sens, mais il reste encore beaucoup à faire pour parvenir à des changements positifs en matière de droits humains en Algérie.

Recours excessif à la force

L’Etat algérien doit notamment lever toutes les restrictions sur le droit à la liberté d’expression et de réunion pacifiques et mettre fin à la pratique des arrestations arbitraires de personnes qui réclament le changement. Il doit également abandonner les poursuites judiciaires pour des considérations politiques, dont celles contre le militant emprisonné Hadj Gharmoul qu’Amnesty International appelle à libérer. L’Algérie doit aussi s’attaquer aux injustices liées au système de la hogra, un mot algérien couramment utilisé pour désigner les dérives et l’oppression de l’Etat, ainsi que l’impunité qui les accompagne.

Même si les manifestations se sont très largement déroulées dans un climat positif, des informations profondément inquiétantes ont fait état de recours abusif ou excessif à la force par la police, qui a utilisé des gaz lacrymogènes et des lanceurs de balles en caoutchouc contre des manifestants non violents et a eu recours à des canons à eau et à des armes à impulsions électriques pour contrôler la foule. Les manifestants étaient dans leur grande majorité pacifiques, mais quelques-uns ont jeté des pierres sur les forces de l’ordre quand elles ont commencé à tirer des gaz lacrymogènes.

Pendant mon séjour en Algérie, j’ai rencontré un garçon de 14 ans qui avait été blessé le 22 mars par une balle en caoutchouc tirée par un policier. Je l’ai trouvé en train de soigner sa blessure dans la cage d’escalier d’un immeuble d’Alger. Il m’a dit qu’il venait du quartier de Bab El Oued et qu’il manifestait pacifiquement chaque vendredi. Ce courageux garçon a déclaré que sa blessure ne l’empêcherait pas de revenir manifester pour que le système change.

Des dizaines d’arrestations

Amnesty International s’inquiète également du nombre d’arrestations qui ont eu lieu depuis le début des manifestations. Certaines des personnes arrêtées ont été libérées quelques heures plus tard. C’est le cas notamment de dix journalistes interpellés le 28 février, lors d’une manifestation en faveur de la liberté de la presse à laquelle ils participaient ou dont ils effectuaient la couverture médiatique. Au moins vingt personnes ayant pris part aux manifestations sont actuellement en cours de jugement pour participation à des « rassemblements non armés », un chef d’accusation utilisé pour incriminer les manifestations pacifiques. D’autres sont poursuivies pour actes de violence et pour vol.

Je me suis entretenue avec un proche d’une des personnes faisant l’objet de poursuites à la suite des manifestations du 15 mars. Il m’a raconté que son frère avait été arrêté et présenté à un juge le 17 mars, et qu’il était accusé de participation à un « rassemblement non armé » en vertu de l’article 97 du code pénal algérien. Cet homme a ensuite été libéré, mais il est cité à comparaître de nouveau devant le juge le 23 mai. Dix-neuf autres personnes au moins se trouvent dans la même situation que lui.

Presque chaque semaine, la police annonce des dizaines d’arrestations, dont certaines pour participation à un « rassemblement non armé ». Un avocat, Abdelghani Badi, m’a affirmé qu’il était temps que les autorités algériennes cessent de « reprendre d’une main ce qu’elles donnent de l’autre », allusion au fait que des personnes sont poursuivies pour « rassemblements non armés », alors que la Constitution garantit le droit à la liberté de réunion.

Dans certains cas, des manifestants ont été détenus arbitrairement quelques heures avant d’être relâchés, parfois en pleine nuit, à plusieurs kilomètres d’Alger. Il se dit que ces manœuvres ont pour but d’envoyer un avertissement aux personnes qui manifestent, afin qu’elles réfléchissent aux « conséquences de leurs actes ».

Craintes de futures représailles

Le 24 février, Fares Bedhouche a été arrêté près de la place Audin, à Alger, et maintenu en détention pendant plus de 12 heures. Il pense avoir été pris pour cible en sa qualité de militant de Jil Jadid (Nouvelle Génération), un parti politique membre du collectif Mouwatana (Citoyenneté), qui avait lancé l’appel à manifester ce jour-là.

« Cette arrestation est injustifiable et porte atteinte à mes droits fondamentaux. Même les policiers n’étaient pas en mesure de me dire pourquoi j’étais détenu, m’a déclaré Fares. Ils attendaient juste un coup de fil pour me libérer du poste de police de Tessala El Merdja [une commune de la wilaya d’Alger], à plus de 25 kilomètres du lieu de mon arrestation, à 23 h 20. »

Beaucoup des personnes avec qui je me suis entretenue m’ont dit craindre de futures représailles, en particulier contre les journalistes, les juges et les avocats qui ont exprimé leur soutien aux manifestations ou réclamé la liberté de la presse et l’indépendance de la justice. Pendant mon séjour dans le pays, j’ai recueilli des informations sur les cas de quatre personnes – un journaliste, deux juges et un avocat – confrontées à des menaces ou à des mesures disciplinaires pour avoir affirmé leur soutien aux manifestations ou refusé de condamner des manifestants sans preuves suffisantes.

Les journalistes étrangers se voient également restreints dans leurs activités. Le 31 mars, le journaliste de Reuters Tarek Amara a été expulsé après avoir été arrêté pendant qu’il couvrait une manifestation contre le président Bouteflika.

« L’Algérie se trouve face à une occasion unique d’inaugurer une nouvelle ère pour les droits humains, m’a déclaré Hassina Oussedik, directrice d’Amnesty International Algérie. L’Etat doit veiller à ce que les libertés fondamentales soient protégées et à ce que tous les Algériens aient accès à la justice. Ce sont là des priorités. »

Espérons que l’Etat algérien saura montrer qu’il a entendu les millions de voix d’Algériens et d’Algériennes qui réclament le changement à cor et à cri.

Yasmine Kacha est chercheuse à Amnesty International pour l’Algérie, le Maroc et le Sahara occidental.