C’était le 20 mars, sur la scène de la Game Developers Conférence (GDC) de San Francisco (Californie) : Tim Sweeney, patron d’Epic Games et depuis peu considéré par Bloomberg comme la première fortune de l’industrie du jeu vidéo, faisait le bilan du succès de Fortnite Battle Royale et alignait des chiffres qui donnaient le vertige.

On apprenait à cette occasion que jusqu’à 10,7 millions de personnes jouaient simultanément à Fornite, un jeu présent sur sept plates-formes (sur ordinateurs PC et Mac, sur consoles Xbox One, Playstation 4 et Switch, sans oublier les smartphones Android et Apple). Et surtout que 250 millions de comptes avaient été créés depuis 2017 à travers le monde.

A titre de comparaison, un réseau social comme Twitter compte 310 millions de comptes actifs. Fortnite, comme l’expliquait Tim Sweeney à Business Insider le 31 mars, « ce n’est plus seulement un jeu ». Comprendre par là que c’est devenu un phénomène de cour de récré déjà, un phénomène de société ensuite, en résumé un « tiers lieu » dans lequel jusqu’à un quart de milliard de personnes se retrouvent après l’école ou le travail. Une masse de gens qui jouent, regardent des vidéos, partagent des astuces, organisent des tournois… quand ils ne se contentent pas de discuter.

« Un genre d’agora »

« Fortnite, c’est un genre d’agora, ou de skatepark, analyse Björn-Olav Dozo, chercheur en cultures populaires et en humanités numériques à l’université de Liège (Belgique). On vient y traîner, regarder les copains, s’essayer un peu au truc… On n’est pas nécessairement dans la performance. » Comme Tim Sweeney, il considère que Fortnite n’est plus simplement un jeu : « En ce sens, c’est déjà un réseau social. »

« “Fortnite” est un phénomène de mode qui draine même des gens qui ne sont pas nécessairement attirés par les jeux vidéo »

« Ce n’est pas nouveau, nuance Bruno Vétel, maître de conférences à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Poitiers et chercheur en sciences sociales. Il y a quelques années, c’était Minecraft, Clash of Clans ou Dofus. » Ce qui est nouveau en revanche, c’est l’ampleur de ce « réseau » de facto, gratuit et donc plus accessible que la plupart de ces prédécesseurs. Au point qu’on peut, selon M. Vétel, parler d’un véritable phénomène de société.

« Peu importe sur quoi on y joue : Fortnite, il faut en être, résume Björn-Olav Dozo. C’est un phénomène de mode qui draine même des gens qui ne sont pas nécessairement attirés par les jeux vidéo. »

Epic pousse

Acte fondateur de cette transition du simple jeu vers le « tiers lieu » : cette soirée du 2 février durant laquelle Epic Games a imposé une trêve aux joueurs, pour installer, au milieu du champ de bataille, une monumentale scène sur laquelle s’est produit l’avatar du musicien américain DJ Marshmello. Partout dans le monde, 10 millions de joueurs ont ainsi assisté en direct à ce concert « virtuel ».

Marshmello Holds First Ever Fortnite Concert Live at Pleasant Park
Durée : 10:18

Surtout, au-delà du symbole, en coulisse, Epic Games avance ses pions… et ses technologies. « Nous croyons au pouvoir du “gameplay” social », a ainsi assuré Tim Sweeney lors de sa présentation à la GDC, au moment de présenter l’Epic Games Online Service. Sous ce nom se cache un outil qui permet à n’importe quel joueur de se mettre en contact avec les autres, et ce quel que soit leur support de prédilection. Une petite révolution dans un monde où, jusqu’ici, les joueurs PlayStation 4 ne pouvaient jouer qu’avec les joueurs PlayStation 4, les joueurs PC qu’avec les joueurs PC, etc.

« Collecter des infos, pour les exploiter, voire les revendre, c’est un moyen de monétiser un service gratuit »

En levant les barrières entre les joueurs, Epic Games ne fait pas que leur faciliter la vie : il se débarrasse de ces encombrants intermédiaires que sont Sony, Nintendo, Microsoft, Apple ou Google, et s’arroge désormais le monopole d’une des plus précieuses ressources de l’ère numérique, celles sur lesquelles Google et Facebook ont bâti leurs empires : les données de leus utilisateurs.

« Collecter des infos, pour les exploiter, voire les revendre, c’est un moyen de monétiser un service gratuit, tel qu’un réseau social, rappelle Bruno Vétel. Le gérer soi-même, c’est s’en assurer l’intégralité des revenus. »

Un géant difficile à terrasser

Surtout, en fusionnant les communautés de joueurs PlayStation 4, PC ou Android, Epic Games permet à son prototype de réseau social d’atteindre une masse critique d’autant plus importante.

Or, comme le souligne Bruno Vétel, une plate-forme sociale, quelle qu’elle soit, est d’autant plus séduisante pour un utilisateur qu’il sait qu’il va y trouver de nombreux homologues avec qui jouer, discuter, interagir. « Dès lors que la boule de neige commence à prendre, elle concentre les joueurs de manière exponentielle, résume-t-il. C’est ce qu’on appelle, en économie, les “effets de réseau”. »

Pour Epic Games, c’est aussi une question de rétention du joueur : lui permettre de rencontrer un maximum d’amis, d’y avoir tous ses repères, toutes ses habitudes, c’est un moyen de lui interdire de quitter le navire le jour où un concurrent à Fortnite montrera le bout de son nez.

De la même façon que les nombreux réseaux sociaux apparus ces dernières années n’ont jamais vraiment mis en péril les monopoles de Facebook ou Twitter, un Fortnite aux profondes ramifications sociales, doté de son écosystème propre (boutique, outil de création de niveaux, etc.), sera un géant d’autant plus difficile à terrasser pour les futurs concurrents du jeu d’Epic Games.