Au Burkina Faso, « les Peuls sont victimes d’un délit de faciès »
Au Burkina Faso, « les Peuls sont victimes d’un délit de faciès »
Propos recueillis par Sophie Douce (Ouagadougou, correspondance)
Daouda Diallo, porte-parole du Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés, dénonce des représailles de plus en plus récurrentes et meurtrières.
Des manifestants demandent justice pour les victimes des villages des environs de Yirgou, le 12 janvier 2019, à Ouagadougou. / Sophie Douce
Le Burkina Faso s’enfonce peu à peu dans la spirale des violences intercommunautaires. Trois mois après un premier massacre d’ampleur tuant au moins 49 civils le 1er janvier à Yirgou (centre-nord), de nouvelles représailles se répétaient du 31 mars au 2 avril dans la commune d’Arbinda, au nord du pays. Une attaque terroriste, suivie de violences contre la communauté peule soupçonnée de complicité avec les assaillants, a ainsi fait plus de 60 morts. Daouda Diallo, le porte-parole du Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés, également représentant de l’organisation de défense des droits des populations pastorales Kisal, dénonce une « stigmatisation meurtrière » des Peuls.
Les violences intercommunautaires se sont multipliées au Burkina. Dans quel état d’esprit se trouve la communauté peule aujourd’hui ?
C’est du jamais-vu. Les représailles contre les Peuls sont de plus en plus récurrentes et meurtrières. L’intolérance et la stigmatisation ont gagné du terrain au Burkina. Aujourd’hui, c’est surtout le choc et la panique qui dominent au sein de la communauté. Elle se retrouve prise entre trois feux, ceux des groupes d’autodéfense, des terroristes et des forces de défense et de sécurité. Beaucoup ne se sentent plus en sécurité et sont désemparés. Certains commencent à réfléchir à comment ils pourront assurer leur propre protection à l’avenir. Le risque est que ces massacres poussent les différentes ethnies à s’armer pour se défendre. On pourrait alors entrer dans un cycle de vengeance. Il y a urgence. Si rien n’est fait rapidement, la situation risque de s’embraser. Un grand danger guette le Sahel.
Comment en sommes-nous arrivés à de tels massacres entre communautés au Burkina Faso, pourtant réputé pour son vivre-ensemble ?
L’Etat a perdu son rôle régalien de garant de la sécurité et de la justice dans certaines parties de son territoire. La défaillance des autorités a favorisé la prolifération des groupes d’autodéfense, notamment des koglweogo [« gardien de la brousse » en moré, la langue de l’ethnie majoritaire au Burkina Faso], principalement mossis. Face à la montée de l’insécurité et de l’impunité, des milices rurales se sont créées pour traquer et punir les criminels. A Yirgou et à Arbinda, ils ont ainsi mené de véritables « chasses à l’homme » contre les Peuls.
Dans la sous-région, cette communauté est de plus en plus stigmatisée, souvent accusée de complicité avec les djihadistes. On entend parfois : « Si on nettoie les Peuls, il n’y aura plus de terrorisme ». Ce genre de propos est dangereux et condamnable.
Ensuite, il y a la question foncière. Jusque-là, les éleveurs nomades, majoritairement peuls, et les agriculteurs sédentaires cohabitaient très bien ensemble. Ils dépendent d’ailleurs l’un de l’autre pour vivre. Mais ces dernières années, à cause de la raréfaction des ressources naturelles et de la pression démographique, les tensions se sont multipliées. Depuis, les populations pastorales qui doivent se déplacer pour faire paître leur bétail se retrouvent régulièrement chassées des terres qu’ils occupent. La montée de l’intolérance, de la stigmatisation et de la justice privée a compromis la cohésion sociale au Burkina Faso.
Comment expliquez-vous cet amalgame entre Peuls et djihadisme ?
Le phénomène du terrorisme est assez mal compris par la population. Certains habitants ont tendance à déverser leur colère sur cette communauté, déjà stigmatisée et fragilisée. Les chefs djihadistes peuls Amadou Koufa, de la katiba Macina au Mali, et Ibrahim Malam Dicko, fondateur du groupe terroriste burkinabé Ansaroul Islam, ont beaucoup terni l’image de la communauté. D’autant plus que le nord du Burkina Faso, où les bandes armées sévissent, est composé en majorité de Peuls. Alors certains font l’amalgame.
Nous sommes victimes d’un délit de faciès. On accuse la communauté d’être complice et de rejoindre leur camp. Pourtant, on oublie que les Peuls sont les premières victimes des terroristes. Dans ces zones, les groupes font régner la terreur et ont remplacé les autorités. Les villageois, eux, se retrouvent « embastillés ». Les « traîtres » qui oseraient les dénoncer ou collaborer avec les forces de sécurité sont exécutés. Alors beaucoup se murent dans le silence pour se protéger et certains y voient un signe de complicité.
Mais dans ces localités, les habitants ne savent plus à quel saint se vouer. Ils craignent aussi les militaires qui, depuis 2017, mènent régulièrement des exécutions extrajudiciaires, visant principalement les Peuls. Les méthodes de l’armée burkinabée ont contribué à renforcer les rangs des terroristes. Ces derniers instrumentalisent les peurs et les frustrations des jeunes de la communauté en se présentant en « sauveurs ». Ils parviennent à recruter en promettant leur « protection » contre les exactions, ou encore en leur donnant l’occasion de « se venger ».
Les Peuls représentent le deuxième groupe ethnique du pays ? Pourtant, ils restent marginalisés au sein de la société burkinabée. Pourquoi ?
L’ethnie mossi est majoritaire au Burkina et domine la sphère politique et économique, car elle a vite intégré l’école dite « moderne ». La communauté peule, elle, est largement sous-représentée dans de nombreux secteurs. Son mode de vie de tradition nomade ne facilite pas la scolarisation des enfants et la participation à la vie économique et politique au niveau local, d’autant plus qu’elle vit principalement dans les zones rurales et périphériques où l’accès à l’éducation est plus difficile et les infrastructures de l’Etat moins nombreuses.
Les Peuls sont ainsi peu présents dans les instances de pouvoir et de décision, et donc moins pris en compte. Certains ont d’ailleurs le sentiment d’être considérés comme des citoyens de « seconde zone » et se sentent abandonnés par les autorités. Notamment par rapport à la question des terres pastorales où les services de base de l’Etat, tels que les écoles, les services de santé et l’accès à l’eau, manquent toujours. On leur promet depuis des années la création d’« espaces pastoraux valorisés » avec toutes ces infrastructures, mais cela n’a toujours pas abouti. Pire encore, des zones de pâtures et de transhumance sont régulièrement occupées par les agriculteurs.
Après ces récents massacres au Burkina Faso et au Mali, que demandez-vous aujourd’hui aux autorités ?
Nous demandons la protection de la communauté peule contre cette stigmatisation meurtrière et le désarmement des groupes d’autodéfense koglweogo. Nous souhaitons également la justice pour que ces crimes ne restent pas impunis. Les fautifs doivent être jugés et ces condamnations doivent servir d’exemples dissuasifs pour le reste de la population. Sinon, un jour, chacun pensera qu’il peut se lever et aller tuer son voisin sans risque d’être incriminé. Pour l’heure, aucune arrestation n’a encore été opérée. Certains auteurs des massacres de Yirgou et d’Arbinda circulent toujours librement et continuent de mener des représailles. Nous attendons aussi que les victimes soient dédommagées et que leurs habitations soient reconstruites.
Ensuite, les chefs d’Etat du Sahel doivent se réunir pour parler de la question des conflits intercommunautaires dans leur pays, en mettant l’accent sur les communautés peules qui sont les principales victimes. Ils devraient s’adresser davantage à leurs citoyens pour condamner publiquement ces violences. Ils sont inaudibles pour l’instant, selon moi. On a trop négligé le risque interethnique. Les acteurs de la société civile, les chefs coutumiers et religieux peuvent également sensibiliser et diffuser des messages de tolérance et de paix. Les anthropologues, les sociologues et les historiens doivent eux aussi prendre la parole pour expliquer les rapports entre communautés et déconstruire les préjugés. Chaque Burkinabé doit se remettre en question et s’interroger : « Comment en sommes-nous arrivés là ? »
Enfin, dans les zones d’insécurité, l’Etat doit devancer les terroristes et recruter un maximum de ces jeunes vulnérables pour renforcer les rangs des forces de sécurité et leur permettre ainsi de s’investir dans la défense de leur patrie.