Sous l’apartheid, « on aurait dû se cacher, vivre séparément ou même quitter le pays pour être ensemble », sourit Mpho Mojapelo, un Sud-Africain noir de 35 ans marié à Cheryl, une compatriote blanche. « On a tant de chance de vivre à notre époque. »

Le couple, uni depuis 2015 après un double mariage « africain » et « blanc », symbolise la nation arc-en-ciel rêvée par Nelson Mandela, premier président noir d’Afrique du Sud (1994-1999). Aucune statistique officielle n’est disponible sur le nombre de couples multiraciaux sud-africains, mais Mpho et Cheryl font encore figure d’exception un quart de siècle après la fin du régime de l’apartheid.

« Il y a toujours peu d’interactions entre les races, regrette Mpho, Doc Martens bordeaux assorties à sa chemisette, qui laisse apparaître des tatouages. On se fait facilement remarquer. » « On suscite avant tout de la fascination, complète Cheryl, 31 ans et aussi rieuse que son époux. Les gens sont intrigués. » Parfois aussi, « des personnes réagissent comme si elles vivaient toujours dans une bulle », enchaîne Mpho. Comme dans ce restaurant de la province du Limpopo (nord), quand un couple de personnes âgées blanches a lâché à leur passage : « Aaah, dégoûtant ! »

« Changement de race »

Vingt-cinq ans pour changer les mentalités, « c’est peu quand on a vécu dans le chaos si longtemps », analyse l’entrepreneur. Heureusement, dit-il, ce genre d’incident « n’arrive pas souvent ».

A partir de 1948, le gouvernement sud-africain, dominé par la minorité blanche du pays, avait institutionnalisé la ségrégation raciale pratiquée depuis des siècles.

Une des premières lois, adoptée en 1949, interdit les « mariages mixtes » entre « Européens » et « non-Européens ».

La police déploie alors des talents d’ingéniosité pour prendre en flagrant délit les coupables : vigiles dans les arbres, lits tâtés pour voir s’ils sont encore chauds… Pour pouvoir se marier, certains « changent de race », comme la législation l’autorise. La loi est finalement abrogée en 1985, neuf ans avant la chute du régime raciste blanc.

La famille de Mpho, elle, déménage alors du township de Soweto, haut lieu de la lutte anti-apartheid, pour Roodepoort, une banlieue blanche de Johannesburg à une vingtaine de kilomètres de là. Mpho se retrouve « plongé dans un autre monde ». « On était trois Noirs dans l’école. Là, j’ai vu que j’étais différent. »

Cheryl, elle, grandit au Cap (sud) puis à Roodeport, « coupée de la réalité ». « Un jour, un voisin est arrivé en courant et a crié : “Il y a un Noir qui arrive. Il faut se cacher. Il est venu nous voler ! Je ne comprenais rien. »

Les deux futurs tourtereaux fréquentent le même lycée, à quelques années d’intervalle, et se rencontrent à une soirée au début des années 2000 grâce à des amis communs.

« On a reçu la même éducation. Si Mpho n’avait pas parlé anglais, serais-je sortie avec lui ? », s’interroge Cheryl, désormais partenaire au travail de son époux. Aujourd’hui, « la division n’est plus raciale, elle est avant tout socio-culturelle », avance-t-elle, yeux malicieux derrière ses lunettes encadrées par de longs cheveux bruns.

C’est leur passion de la poésie qui les a réunis avant que l’amour n’opère. La pression sociale est là. « Qu’allaient penser les gens ? J’étais un peu nerveuse d’annoncer à mes parents qu’on était ensemble », se souvient Cheryl. Elle est rapidement soulagée. Ses parents britanniques, émigrés en Afrique du Sud, acceptent son choix : « Peu importe la couleur de sa peau tant qu’il te traite bien », la rassurent-ils.

Chez le jeune homme, personne n’ose relever la couleur de peau de sa compagne. Au quotidien, elle reçoit toutefois un traitement « différent ». Les parents de Mpho refusent par exemple qu’elle fasse la vaisselle. Une tâche traditionnellement réservée en Afrique du Sud au personnel domestique noir.

Intériorisation de la loi

Mpho et Cheryl rencontrent ponctuellement des difficultés. Quand ils sortent, les couples multiraciaux « ne reçoivent pas un bon service, on les dévisage, les gens ne prennent pas leur relation au sérieux », relève Haley McEwen, chercheuse à l’université de Witwatersrand à Johannesburg. « Les gens ont intériorisé » les lois, même abolies, de l’apartheid et agissent « presque comme des justiciers », explique-t-elle. « Cela montre à quel point la race continue de façonner la société. »

En se mariant, Cheryl a choisi de porter le nom de son mari, Forrest. « Quand j’arrive à un rendez-vous, les gens sont choqués. Avec mon nom, ils s’attendent à ce que je sois noire. Au téléphone, mes interlocuteurs s’expriment automatiquement dans une langue africaine. » Jusqu’à ce qu’elle les reprenne. Elle ne parle qu’anglais.

Au commissariat, une policière bourrue s’est faite tout miel en découvrant le patronyme de Cheryl. « Les gens pensent que je suis sympa juste parce que je suis mariée à un Noir », rit-elle.

Cheryl et Mpho, couple mixte dans l’Afrique du Sud post-apartheid, le 7 mars 2019 à Johannesburg, avec leur fils, Camden, 6 mois. / GULSHAN KHAN / AFP

Leur fils, Camden, est né il y a six mois, houppette de son père et cheveux lisses de sa mère. Pour remplir les documents administratifs, qui stipulent encore la race, Mpho et Cheryl ont été confrontés à un casse-tête : leur fils n’est ni noir, ni blanc. « Il faudrait introduire une nouvelle classification : métisse », disent-ils. Un exemple qui illustre le chemin qui reste à parcourir. « Il faut être réaliste, estime Cheryl. Le changement va prendre du temps. C’est un travail de longue haleine. »