Etre chauffeur de bus au Soudan du Sud, c’est traverser tout un pays en crise
Etre chauffeur de bus au Soudan du Sud, c’est traverser tout un pays en crise
Par Florence Miettaux (Juba, correspondance)
Gares routières, cœurs battants de l’Afrique (1). Pour les Sud-Soudanais, qui subissent une guerre civile depuis 2013, prendre la route est périlleux, qu’il s’agisse d’aller au lycée du coin ou de rejoindre sa famille à 500 km de Juba.
A Juba, Buona Bak, gérant de Lol Company for Transport, devant l’un de ses pick-up chargé de toute l’essence nécessaire au trajet aller-retour pour Bentiu, dans le nord du Soudan du Sud : « Au cas où les stations serainet à sec ! » / Florence Miettaux
Des bus de toutes tailles s’engouffrent à la queue leu leu dans l’allée étroite et bondée d’un marché saturé des derniers tubes du hip-hop local. Bienvenue à Custom, la principale gare routière de Juba, la capitale du Soudan du Sud. Ici, on brave la chaleur et la foule pour circuler en ville et l’on prie Dieu d’arriver à bon port quand on doit traverser le pays, secoué par la guerre civile depuis 2013.
Rejoindre une région éloignée est une véritable aventure, pour le voyageur comme pour le chauffeur. « Tout le pays est en crise ! », lance Buona Bak, le gérant de Lol Company for Transport, alors que trois de ses employés s’affairent à charger un pick-up en partance pour Bentiu, au nord du pays. A l’aide de cordages, les hommes attachent des dizaines de jerricans autour de la cargaison. « C’est que l’on doit emporter tout le carburant pour l’aller et le retour, au cas où les stations sur la route seraient à sec », explique M. Bak. En plus de ses passagers, la voiture transportera donc 500 litres d’essence pour parcourir les 1 000 km jusqu’à Bentiu. Il faudra une semaine de voyage rien que pour l’aller, même si Buona Bak dit n’emprunter que des routes situées « en zone gouvernementale » et donc selon lui « sécurisées ».
Un carnet de tickets à vendre posé devant lui, le secrétaire de la Greater Bahr Al-Ghazal Company, Deng Dhieu, dénonce l’état calamiteux des routes et les risques encourus par les véhicules dans cette région du Bahr Al-Ghazal, au nord-ouest. « Des voleurs vous attaquent sur la route, prennent tous vos biens, ils peuvent brûler le véhicule après avoir tué les conducteurs et les passagers », avoue-t-il à voix basse. Depuis 2014, des 4 x 4 affrétés par sa compagnie tomberaient une fois par an dans ce genre d’embuscades. Interrogé sur la poursuite des voyages dans de telles conditions, l’homme répond fataliste : « Il n’y a pas d’autre solution ! »
Foncer pour arriver le plus vite possible
Anguach Wek, une jeune lycéenne, s’apprête à acheter son billet pour Wau, ville à mi-chemin entre Juba et Aweil, avant de continuer son parcours vers le nord et rejoindre sa mère à Khartoum, au Soudan voisin. « Je crois en Dieu », répond-elle quand on l’interroge sur ses craintes à prendre la route. Ce fatalisme est aussi la philosophie de Lomoro Jackson, qui conduit des passagers dans la direction opposée, vers Arua, en Ouganda. Lui emprunte la route de Nimule, seule voie rapide goudronnée du pays. « Je fonce pour arriver le plus vite possible ! », dit-il en s’esclaffant, après avoir avoué ne pas prendre toutes les précautions pour traverser une région devenue très dangereuse depuis 2016, où de multiples groupes armés d’opposition sont présents. L’une des précautions consisterait à se joindre aux convois sous protection de l’armée gouvernementale qui quittent Juba chaque matin en direction de l’Ouganda. Mais cette formule ne lui convient pas. Lui préfère partir seul, à ses risques et périls, pour empocher les 130 dollars qu’il gagne en moyenne chaque semaine en conduisant ainsi. « Ce travail m’évite d’avoir à voler pour nourrir ma famille », explique-t-il, rappelant, comme pour s’en convaincre, qu’à ses yeux la route est sûre.
Si la traversée de ce pays miné par la guerre civile depuis cinq ans n’est pas une sinécure, ce n’est pas non plus un périple à la portée de toutes les bourses. Un aller simple pour Aweil, à l’extrême nord du pays près de la frontière avec le Soudan, coûte 15 000 livres sud-soudanaises (56 dollars). C’est toujours moins cher qu’un billet d’avion qui coûterait au moins 200 dollars, mais cela reste hors de portée d’un fonctionnaire dont le salaire mensuel de 2 000 livres sud-soudanaises n’équivaut plus qu’à 7,50 dollars aujourd’hui, contre environ 240 dollars en 2015, avant la dévaluation et l’effondrement de la monnaie sud-soudanaise. L’inflation galopante a aussi touché le domaine des transports puisque les pièces de rechange, les produits d’entretien et le carburant sont importés de l’étranger. Les fluctuations du prix de l’essence se répercutent sur le porte-monnaie des usagers en gare de Custom, même pour leurs trajets quotidiens dans la capitale.
Lomoro Jackson et son stand de tickets à la gare de Custom, à Juba, en février 2019. / Florence Miettaux
Serrée contre une amie pour profiter de l’ombre d’un parasol, Mary, une jeune lycéenne, boit cul sec un grand verre de jus d’hibiscus avant de repartir dans la chaleur insoutenable des premiers mois de l’année. « Parfois il faut supplier nos oncles pour qu’ils nous donnent de quoi prendre les transports pour aller à l’école. Sinon, on n’a pas le choix, on marche ! », poursuit-elle, se plaignant que « les transports publics sont vraiment trop chers ! » Cette fois, elle a trouvé les 50 livres sud-soudanaises (0,18 dollar) nécessaires pour se rendre de Custom à Juba Town, le centre historique. Mais elle n’a pas tous les jours cette chance.
Debout sous le cagnard au milieu des vendeurs ambulants et des effluves de pots d’échappement, Ngor Ring Arop, un grand gaillard chauffeur de minibus attend que son véhicule se remplisse. Il lui faut en moyenne vingt minutes pour que huit personnes prennent place à l’intérieur et qu’il puisse repartir. « Les passagers connaissent les tarifs ! », affirme celui qui déteste être accusé de gonfler ses prix. Ngor explique volontiers les difficultés qu’il a à joindre les deux bouts, à cause de la fluctuation du prix du carburant, mais refuse d’être pris pour un voleur. « Si je trouvais un autre emploi, je quitterais celui-là sans regrets ! », lance-t-il dédaigneux, avant de refermer la porte coulissante sur les usagers transpirants, et d’accélérer vers la sortie de la gare.
Autour de lui, d’autres employés scandent les destinations desservies par les dizaines de véhicules garés en ligne. A Custom, chacun connaît sa place. Pendant que les minibus intra-urbains accaparent l’espace central, les 4x4 dédiés au transport régional et international s’orientent vers les côtés, près des locaux des compagnies qui les affrètent. Ces dernières tiennent boutique dans les boxes en béton construits en lieu et place de l’ancien poste frontière (la douane se dit custom en anglais) de Juba qui se trouvait là. C’est dans ce complexe à ciel ouvert de 3 000 m2 que transitent environ un millier de minibus chaque jour.
Eprouvants circuits
« Juba est une vieille ville et son plan n’a jamais été conçu pour accueillir une telle population », observe Nhial Ajak Nhial, l’adjoint au maire chargé des infrastructures et du développement. C’est à partir de la fin de la seconde guerre civile soudanaise (1983-2005) que la population de Juba s’est mis à augmenter rapidement, passant de 150 000 habitants en 2005 à environ 1 million aujourd’hui. « Dans la ville, les bus se garent aux intersections, mais ça crée des embouteillages, car il n’y a pas d’arrêts à proprement parler. Et même la gare de Custom déborde sur la rue », montre-t-il d’un geste de la main.
Vendeuses de boissons fraîches à la gare de Custom, à Juba, capitale du Soudan du Sud. / Florence Miettaux
Dans la gare de Custom, d’autres métiers aussi se développent en appui au voyage. Asiimwe Saron, une jeune vendeuse de vêtements d’occasion a trouvé son créneau. Depuis « un an et deux mois », elle installe tous les jours son stand près des toilettes publiques. Après de longs et éprouvants circuits, « les gens viennent prendre une douche et m’achètent des vêtements pour se changer, c’est très profitable ! », explique-t-elle. Dans trois mois, elle aura assez d’économies pour payer ses études au lycée. Elle achètera alors un billet ici en gare de Custom et ira rejoindre sa mère en Ouganda.
Cette série sur les gares routières en Afrique subsaharienne a été coordonnée par Sidy Cissokho, chercheur associé au sein du projet African Governance and Space (Afrigos) hébergé par l’Université d’Edimbourg. Elle est la prolongation d’une collaboration avec Michael Stasik lors de l’European Conference of African Studies à Bâle en 2017, puis à l’occasion d’un numéro spécial consacré aux gares routières en Afrique au sein de la revue Africa Today.
Sommaire de notre série « Gares routières, cœurs battants de l’Afrique »
A travers le regard de journalistes et d’universitaires, Le Monde Afrique interroge ces lieux de transit qui racontent une tranche de la vie des Kényans, des Ivoiriens, des Sénégalais, des Béninois, des Ghanéens ou des Sud-Soudanais.