« Les femmes apportent un regard neuf sur les problèmes urbains »
« Les femmes apportent un regard neuf sur les problèmes urbains »
Propos recueillis par Laetitia Van Eeckhout
L’anthropologue Jacques Barou montre que l’évolution de la structure familiale et, aujourd’hui, l’implication croissante des femmes dans la ville sont étroitement liées à l’extension des villes.
Saint-Martin-d’Hères (Isère), le 14 octobre 2015. « L’implication en nombre des femmes dans la ville est un phénomène nouveau, qui a pris de l’ampleur au cours de ces dix dernières années », explique l’anthropologue Jacques Barou. / HansLucas/Pablo Chignard
Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS, Jacques Barou s’est intéressé aux migrations paysannes qui ont structuré nombre de villes. Il observe que si les migrants ont d’abord tendance à reconstituer le modèle ancestral de la famille étendue, l’extension des villes les conduit à évoluer vers la famille nucléaire. C’est dans ce contexte que les femmes sont amenées à s’impliquer dans la vie sociale et politique. Un phénomène qui s’intensifie rapidement.
Quel est le lien entre famille, structure familiale et organisation des villes ?
Les communautés familiales sont historiquement constitutives des espaces urbains. Avant l’ère industrielle, les villes d’Europe comme les villes du monde musulman sont structurées selon une organisation de type familial. Chaque quartier est occupé par des gens qui ont des liens familiaux plus ou moins éloignés, et qui ont souvent une activité artisanale commune.
Ouargla, dans le centre de l’Algérie, en est une illustration aussi légendaire qu’historique. Cette ville-oasis – de 210 175 habitants aujourd’hui – se divisait à l’origine en trois quartiers regroupant chacun les descendants des trois fils de l’ancêtre fondateur, qui exerçaient des métiers complémentaires : les Beni Brahim, bouchers ; les Beni Sissin, commerçants et forgerons ; et les Beni Ouaggin, cultivateurs et puisatiers.
On retrouve aussi une dimension familiale dans l’extension de villes modernes, dans leurs zones précaires échappant aux urbanistes. A Marseille, de nombreux immigrés arrivés dans l’entre-deux-guerres, notamment les Arméniens, se sont organisés entre eux pour construire leurs propres maisons là où il y avait encore de la place, créant ainsi les quartiers arméniens de Marseille, progressivement intégrés à la ville.
Comment ce lien a-t-il évolué avec la mutation vers la famille nucléaire ?
L’avènement de la famille nucléaire ne veut pas dire que la famille étendue n’existe plus. Celle-ci peut perdurer sur certains territoires, même en France. Et ce phénomène n’est pas le fait des seules couches populaires mais aussi des milieux aisés. Dans des villes comme Lyon, Nantes, Bordeaux, on peut constater le rapprochement résidentiel de plusieurs ménages bourgeois de la même parenté. Néanmoins, avec l’extension des villes, on assiste à une individuation des couples qui cherchent à échapper à l’emprise de la famille. La grande famille pèse en effet sur la liberté des couples, des femmes surtout. La ville leur permet de prendre une certaine distance.
Les femmes ont longtemps été absentes de l’espace public urbain…
Effectivement. A l’origine, ce sont essentiellement les hommes qui participent à la vie publique. Le milieu urbain et spécialement le milieu bourgeois sont essentiellement masculins. Les femmes sont cantonnées à l’espace domestique.
Il y a bien eu dans l’histoire quelques grandes figures féminines qui ont accédé à des responsabilités, telles Olympe de Gouges (1748-1793), éminente animatrice des cénacles politiques parisiens au temps de la Révolution, ou Eva Peron (1919-1952), qui fut la « madone » des quartiers pauvres de Buenos Aires, où elle mit sur pied une véritable politique sociale. Mais leur implication en nombre dans la ville est un phénomène nouveau, qui a pris de l’ampleur au cours de ces dix dernières années. Il est d’ailleurs frappant de voir la rapidité avec laquelle il se développe.
Comment l’expliquez-vous ?
Parfois, les hommes ont renoncé, notamment dans les quartiers populaires, rongés par les difficultés sociales, où beaucoup vivent mal d’être exclus de leur rôle de pourvoyeurs de ressources et ne se sentent plus en capacité de représenter quoi que ce soit dans l’espace public. Même si les femmes ont des difficultés sociales importantes, elles les vivent moins comme une perte d’estime de soi, parce que, traditionnellement, elles ne tenaient pas un rôle économique principal au sein de la famille.
Lorsque les hommes baissent pavillon, elles sentent la nécessité de ne plus simplement se contenter d’un rôle éducatif dans la sphère familiale. Parce qu’elles se rendent compte que là où il n’y a plus de figures représentant l’autorité s’instaure la loi de la jungle, ce qui les inquiète pour le devenir de leurs enfants. Ce phénomène vaut sur toute la planète.
Le retrait des hommes serait ainsi le moteur de l’implication des femmes dans la ville ?
Ce n’est pas le seul. On voit des femmes s’investir dans la vie publique même dans des pays où elles sont encore essentiellement cantonnées à la vie domestique. Y compris face à des régimes à la fois répressifs et inefficaces, comme actuellement en Algérie et au Soudan, elles se mettent en avant. Elles savent qu’elles ont encore plus à gagner en termes de liberté que les hommes. C’est là un effet bénéfique de la mondialisation.
Même dans des pays où les femmes ont longtemps souffert d’une domination masculine, l’information circule. Elles voient ce qui se passe dans les pays où la modernité s’est imposée et se disent : « Pourquoi pas nous ? » Le fait même que les femmes accèdent aujourd’hui, dans de nombreux pays, à l’enseignement supérieur, souvent en plus grand nombre que les hommes, les porte aussi à jouer un rôle dans la ville.
Dans les pays du Sud, l’implication croissante des femmes dans la ville ne va-t-elle pas de pair aussi avec l’explosion urbaine ?
L’extension, l’enrichissement des villes entraînent le développement des métiers de services : nettoyage, entretien, aide à la personne… Ils constituent autant d’opportunités pour les femmes issues du monde rural. En migrant vers les villes pour y travailler, les femmes acquièrent plus d’autonomie même si elles ne gagnent pas grand-chose ; elles font des rencontres, entrent en contact avec d’autres milieux sociaux. Ce qui les amène à revendiquer plus d’égalité dans l’exercice des responsabilités.
Sur quels champs agissent les femmes, notamment dans la ville ?
Dans un premier temps, elles sont plutôt dans l’extension de leur rôle domestique. Elles s’investissent dans tout ce qui touche à l’environnement immédiat de la famille : la sécurité, l’hygiène publique, l’éducation des enfants… Puis, au fil du temps, on finit par leur ouvrir des secteurs jusque-là réservés aux hommes.
Peut-on dire qu’elles ont une approche particulière de la ville ?
Elles sont plus sensibles à tout ce qui peut permettre de concilier vie familiale et activité professionnelle. Plus motivées, plus concernées, elles sont amenées à avoir des idées innovantes. Les femmes apportent un regard neuf sur des problèmes urbains qui ne sont pas nouveaux. Il y a une volonté chez elles d’être plus dans le vrai que les vieux routiers de la politique, qui finissent par ne plus avoir conscience des enjeux. En matière de développement durable par exemple, le fait d’être novices les incite à vouloir agir de façon plus profonde, plus efficace. Les femmes de milieux populaires, qui doivent affronter des situations de précarité, sont plus sensibles à la lutte contre l’obsolescence programmée, à la réutilisation d’objets usés. Dans beaucoup de pays en développement, les actions de sensibilisation à la protection de l’environnement passent avant tout par les femmes.
Femmes et « villes monde »
A l’occasion de la quatrième édition du « Monde Cities », Le Monde publie une série d’articles dédiée à l’implication croissante des femmes dans la ville, partout dans le monde.
- Quand les femmes investissent la ville
- Les femmes, moteur de la métamorphose de la ville de Medellin en Colombie
- « Miss Sze », porte-parole des sans toit ni voix de Hongkong
- Hansa Vaghela, l’Indienne qui réhabilite son quartier pour et avec les femmes
- « Les femmes apportent un regard neuf sur les problèmes urbains »
« Le Monde Cities » décernera ses prix de l’innovation urbaine, vendredi 28 juin 2019 de 9 heures, à 12 h 30, à Ground Control (Paris 12e). L’entrée est libre, sur inscription en cliquant ici. Cette matinée sera, par ailleurs, l’occasion de débattre des grands enjeux de la « ville monde » avec des acteurs et experts internationaux.
Les prix récompenseront des innovations développées à l’initiative de municipalités, d’entreprises, de start-up comme d’associations, d’ONG, de fondations, de citoyens ou groupes de citoyens, dans cinq catégories :
● Le prix mobilité récompensera un projet favorisant une mobilité…