« La science-fiction aborde des enjeux planétaires » : entretien avec trois maîtres de la SF
« La science-fiction aborde des enjeux planétaires » : entretien avec trois maîtres de la SF
Propos recueillis par Elisa Thévenet
Pierre Bordage, Alain Damasio et Jean-Michel Truong livrent leur conception de la science-fiction, de son avenir et de son rôle politique.
Pierre Bordage, Alain Damasio, Jean-Michel Truong… Trois figures de la science-fiction française, trois conceptions du genre et de l’avenir. A l’occasion de la 18e édition des Imaginales, qui se tient du jeudi 23 au dimanche 26 mai à Epinal, ils ont croisé, pour Pixels, leur regard sur l’imaginaire de la SF et son rôle politique.
- Pierre Bordage est un conteur hybride, qui navigue entre la fantasy et la science-fiction. Il a signé une quarantaine de romans, parmi lesquels la trilogie Les guerriers du silence (J’ai lu, 2001) qui a propulsé sa carrière.
- Alain Damasio est l’écrivain français d’anticipation le plus populaire de l’Hexagone. La Zone du Dehors (Folio SF, 2015), La Horde du contrevent (Folio SF, 2015) figurent dans la liste des meilleures ventes de l’imaginaire en 2018. Il vient de publier Les Furtifs (La Volte, 2019).
- Jean-Michel Truong est l’auteur du Successeur de pierre (Folio SF, 2012, lauréat du Grand prix de l’imaginaire 2000) et de Reproduction interdite (Folio SF, 2015), succès d’estime.
Le Monde : La science-fiction française a un faible pour l’anticipation. Depuis les années 1970, il existe un courant de la SF très engagé. Est-ce que le rôle de l’écrivain de science-fiction est politique ?
Jean-Michel Truong aux Imaginales 2015 à Epinal. / Daniel Visse, Licence Creative Commons 4.0
Jean-Michel Truong : Je ne le conçois pas autrement. Notre mission, c’est d’exercer le ministère de la vigilance en mettant à profit notre capacité à nous projeter dans un futur plus ou moins lointain pour faire le diagnostic de la situation présente et avertir des dérives possibles. Les bons auteurs de science-fiction devraient uniquement concevoir leur rôle comme politique. Mais beaucoup d’entre eux s’en méfient et préfèrent appliquer leur talent à des sujets anodins…
Pierre Bordage : Tu as sorti les sabres ! Il y a aussi une part de divertissement dans le récit à laquelle je tiens beaucoup. Si je dois soulever des réflexions pour le lecteur, je veux que ce soit sous forme d’aventures. Qu’il soit entraîné par l’histoire et amené à se poser des questions naturellement. Je n’impose pas mes idées. Pour moi, la SF est une littérature du grattage, elle doit divertir, faire réfléchir et soulever des enjeux philosophiques. Dans le space opera par exemple, en se projetant dans l’espace-temps, on interroge la nature même de l’être humain.
Jean-Michel Truong : Le divertissement est indispensable, c’est sûr, mais il doit se mettre au service de la réflexion.
Alain Damasio : Je n’aime pas trop le terme « divertir », parce que je l’associe toujours à son étymologie « sortir de la voie ». Je défends plutôt le « subvertissement ». La science-fiction a une ampleur que n’a pas souvent la littérature blanche qui reste très intimiste. En SF, on aborde des enjeux planétaires. En touchant des affects et des percepts, on va chercher un public qui n’ouvrirait pas un essai de philosophie ou de sociologie, mais qui est content de spéculer et de réfléchir à la société. L’identification au personnage est un vecteur extraordinaire qui permet d’embarquer le lecteur dans un vaisseau spatial. C’est la clé de tout. Mais la SF est forcément politique. On va nécessairement croiser le champ politique à un moment donné du récit et soulever des questions sur le vivre-ensemble, le rapport au pouvoir, le lien collectif…
Après près de quarante ans, l’imaginaire cyberpunk qui a infusé la pop culture commence à s’essouffler. Quelles tendances se dessinent dans le futur proche ?
Alain Damasio en 2014, lors du festival du film fantastique de Gerardmer. / SEBASTIEN BOZON / AFP
Jean-Michel Truong : L’hybridation avec la machine est devenue tellement familière, tellement quotidienne. Les gens n’attendent plus de surprise.
Alain Damasio : Je crois en l’avenir d’un bio-punk. Quelque chose va se jouer dans le renouement avec le vivant, c’est une idée qui anime la nouvelle génération. Des succès comme La Vie secrète des arbres [Peter Wohlleben, Les Arènes, 2017] le montrent. On est en train de prendre conscience des capacités extraordinaires du vivant. Le travail de conceptualisation de la philosophie du vivant est très intéressant, il établit des connexions entre la biologie, l’anthropologie, l’évolutionnisme, le darwinisme… Baptiste Morizot [philosophe français du vivant, auteur de Sur la piste animale, Actes Sud] parle de cette ancestralité animale, de toutes ces capacités cognitives qu’on a en commun avec les autres espèces. Cet élan, ce désir de reconnexion, je le sens émerger à travers les mouvements écologistes. On voit remonter une forme d’animisme rationnel, outillé par la science.
Quel rôle la science-fiction peut-elle jouer dans ce tournant conceptuel ?
Jean-Michel Truong : A l’heure où toutes les activités que l’on considérait propres à notre espèce seront mieux endossées par des machines, la question que pose la science-fiction, c’est : qu’est-ce que l’humain ? Imaginez un Botero [Fernando Botero, peintre et sculpteur colombien] avec ses formes bien pleines, charnues. C’est la représentation que nous avions de l’homme avant l’arrivée de ces technologies, plein de capacités qui lui appartenaient en propre. Et puis, les technologies du dépassement de l’homme ont agi sur cet humain comme des coups de ciseaux. Quand nous avons commencé à faire de l’IA, nous avons fait tomber le pan « raisonnement » : l’homme n’était plus le seul « être raisonnant » conceptualisé par Aristote. Petit à petit, à force de cette abrasion permanente de ce qui était le gras de la représentation de l’homme, ce Botero s’est réduit. Aujourd’hui, il ressemble à l’une de ces statues de Giacometti, filiformes. L’idée de l’homme est toujours là, mais réduite à l’essentiel. Nous sommes en train de vivre ce processus. D’où la question : que restera-t-il de l’homme ? Peut-être plus rien de matériel, juste l’idée de l’homme. Une idée qui pourra s’instancier sur d’autres matériaux.
Pierre Bordage : Je n’ai pas la même lecture. Pour moi, si la machine prend tant de place, c’est justement parce qu’on n’a pas atteint notre statut d’homme. Elle vient pallier certaines insuffisances sur lesquelles il serait intéressant de réfléchir. Je crois que l’homme n’a jamais véritablement atteint son statut d’homme. Et les machines risquent de nous le prendre avant que ce soit le cas. Dans mes romans, je cherche justement à nous réhabiliter. Depuis petit, j’ai des aspirations spirituelles, donc j’ai tendance à aller chercher dans les textes anciens et dans une spiritualité libre, débarrassée des systèmes de pensée dogmatiques des religions, une forme de transcendance au statut d’être humain, une liberté fondamentale.
Alain Damasio : Je ne crois pas non plus que l’homme ait été au bout de ce qu’il peut. C’est pour cela que le transhumanisme ne me touche pas, j’ai l’impression qu’on nous amène des solutions alors qu’on est très loin d’avoir exploré la totalité des capacités humaines. Quand Nietzsche écrit : « L’histoire humaine jusqu’ici a été l’histoire des forces réactives », il a raison. Elle a été portée par la mauvaise conscience, l’idéal ascétique, la rancœur, le ressentiment… Mais on n’a pas été au bout de l’histoire des forces actives. Plus l’éthologie progresse, plus on se rend compte que la créativité artistique, le rire, l’utilisation du langage symbolique existent dans le monde animal et de l’autre côté, toute la sphère de la raison a été enfoncée par l’IA. Donc qu’est-ce qu’il reste au milieu ?
Jean-Michel Truong : La Horde du contrevent [Alain Damasio, La Volte, 2004] formule une réponse. Qu’est-ce qu’il reste de l’humain ? Cette volonté chevillée au corps d’aller au bout quelles que soient les circonstances. L’homme, c’est peut-être juste celui qui se donne un but, qui se projette et tend de toutes ses forces vers celui-ci.
La science-fiction avait 50 ans d’avance, puis 30, puis 5… Comment écrit-on de la SF aujourd’hui, quand l’évolution technologique va plus vite que l’imagination ?
Pierre Bordage au Salon du livre de Paris en 2010. / ETIENNE DE MALGLAIVE / AFP
Pierre Bordage : On écrit de la fantasy (rires).
Alain Damasio : Ou de l’uchronie, comme ça on est carrément en retard ! Non, mais pour moi l’extrapolation technologique, c’est un faux enjeu. La science-fiction s’intéresse à la façon dont le fait technologique réinvente ce que l’homme peut être. C’est cette dimension anthropologique et sociopolitique qui importe, pas le fait de prédire l’évolution technologique. On doit porter les concepts, montrer les tendances lourdes, soulever des enjeux métaphysiques forts.
Jean-Michel Truong : De mon côté, je me suis éloigné d’un objectif purement descriptif et je me suis engagé dans une voie de propositions concrètes de changement. Jusqu’à présent, j’avais essentiellement fait du diagnostic et de l’avertissement, de l’alerte sur les dérives possibles, mais depuis 2013 environ, je m’intéresse à une réforme possible de nos institutions qui amènerait un changement par le biais des citoyens.
Les intuitions dystopiques de la SF ont malheureusement parfois tendance à se réaliser. Est-ce que face à la difficulté du discours politique à renouveler ses concepts et à susciter le désir, la science-fiction n’a pas un rôle d’éclaireur à jouer ?
Alain Damasio : C’est certain. Je suis sidéré d’avoir autant de jeunes à mes dédicaces. Je sens une vraie attente de leur part. Ils sont en recherche de sens, d’une lecture de l’époque. Ils sont en demande d’outils conceptuels. C’est clair que politiquement, on cherche des horizons un peu désirables. Et la SF peut permettre ça, il y a une telle liberté de ton, d’anticipation. Dans Les Furtifs [La Volte, 2019], j’ai mis en place plein de nouveaux modes de lutte, et je sens que les lecteurs rentrent un peu là-dedans comme dans une armurerie, en disant : « Tiens, on pourrait essayer de réutiliser ça. Tiens, ça, ça pourrait être intéressant. »
Pierre Bordage : On est en manque de personnes qui donnent envie d’aller au bout des choses, de tout bousculer pour atteindre un but. Aujourd’hui, on n’a pas de but.
Jean-Michel Truong : Ni de gens capables de mobiliser cette réserve d’énergie fabuleuse de l’homme. Ce sont les hommes politiques, pas les citoyens qui nous ont précipités dans le mur au pied duquel, et même dans lequel, nous nous trouvons.
Face à ce constat, est-ce que l’heure de l’avertissement n’est pas révolu ? Plutôt que de continuer à produire autant de récits post-apocalyptiques et dystopiques, pourquoi la science-fiction n’explore-t-elle pas davantage les voies désirables ?
Pierre Bordage : C’est extrêmement difficile de raconter l’utopie. Tous les récits mythologiques partent d’un constat négatif, ils mettent en scène la vertu de l’épreuve, on retrouve cette logique de parcours initiatique dans la SF et la fantasy. Or, l’utopie ne permet pas de cheminement. Sauf à raconter l’évolution vers l’utopie.
Alain Damasio : Il y a des récits à écrire sur la construction d’utopies. Mais c’est très difficile de restituer son aspect plural. Quand on soumet tout le monde à une seule direction, il y a forcément un côté gourou hyper angoissant. Donc, il faudrait écrire sur l’utopie plurielle, mais bonne chance pour la transcrire dans un récit. Et puis, honnêtement, les affects apocalyptiques ou post-apocalyptiques sont fascinants…
Pierre Bordage : La fin du monde est décrite partout, dans tous les textes anciens. C’est une partie intégrante de notre culture. Mais bien entendu, cette tendance à la dystopie pose la question de la responsabilité de l’auteur : est-ce que nos écrits préparent ou dénoncent les événements ? Le mot est très puissant, est-ce qu’on ne prépare pas dans l’esprit du lecteur certains lendemains ? Peut-être.