Dans le Var, les attaques de loups cristallisent le sentiment d’abandon du monde rural
Dans le Var, les attaques de loups cristallisent le sentiment d’abandon du monde rural
Par Sofia Fischer (Canjuers, envoyée spéciale)
Le sort de l’espèce protégée, qui a fait plusieurs incursions en ville et continue de causer des dégâts dans les troupeaux, divise les habitants.
A Caussols (Alpes-Maritimes), en 2012. / JEAN-CHRISTOPHE MAGNENET / AFP
Guillaume Fabre a grandi dans une famille où, depuis quatre générations, on souhaite aux nouveau-nés de ne jamais connaître deux choses : la guerre et le loup. A 31 ans, lui n’a pas connu la guerre ; le loup, en revanche, oui. Tous les matins, en se dirigeant vers le troupeau, l’éleveur scrute les vautours qui survolent la plaine. « Quand on les voit sortir les pattes et descendre, on sait qu’on a eu une attaque pendant la nuit », explique-t-il.
Fils d’éleveur, Guillaume Fabre s’occupe aujourd’hui, avec sa compagne, d’environ 600 moutons. Leurs bêtes vivent sur le plateau de Canjuers, plus grand terrain d’entraînement militaire d’Europe, toute l’année. Ici, à 800 mètres d’altitude, l’armée cohabite avec une trentaine d’éleveurs, dont les troupeaux assurent le débroussaillage des 35 000 hectares de cet immense champ de tir.
C’est aussi l’endroit qui cumule les attaques de loups dans le Var : environ les deux tiers des cas dans le département ont lieu ici. Les meutes ont essaimé sur le reste du territoire, valant à Canjuers le surnom local de « fabrique à loups ». Cette année, « grâce à la météo », exceptionnellement sèche, le troupeau du jeune couple a été plutôt épargné – « seulement » une dizaine d’attaques avérées depuis le 1er janvier. « Les gens ont une image du berger qui passe ses journées à lire sur un rocher au soleil. Mais il y a des jours que je passe à m’occuper exclusivement de brebis mortes », raconte Guillaume Fabre. En moyenne, lui comme ses collègues perdent un peu plus de 10 % de leurs animaux chaque année à cause du loup.
Un loup abattu dans un camping
Le Var et les Alpes-Maritimes sont particulièrement concernés : ils ont concentré les deux tiers des attaques sur le territoire national entre le 1er janvier et fin février, selon la préfecture de Rhône-Alpes. En France, seuls 1 % des éleveurs connaissent plus de vingt attaques par an ; à Canjuers, c’est la norme. « A chaque fois que je dois achever une bête agonisante, j’ai envie de chialer », explique Fabien Michel, un éleveur d’Ampus, qui fait aussi paître ses bêtes sur le terrain militaire : « Il y a deux ans, une nuit de gros mistral, on en a perdu cinquante-huit. Il m’a fallu des jours pour toutes les retrouver, les boyaux dehors, en train d’agoniser, coincées dans des talus. J’ai mis des semaines à m’en remettre. »
Les attaques sur les troupeaux ne font plus la « une » des journaux locaux. C’est l’apparition des loups dans les villes qui alimente désormais les conversations. Un loup percuté par une voiture dans une zone commerciale près de Fréjus, en avril, a ravivé les polémiques dans un contexte extrêmement tendu. En février, c’est dans un camping de Bormes-les-Mimosas qu’un loup avait été abattu, créant des tensions entre les habitants, qui s’inquiètent de voir l’animal se rapprocher, et les partisans du loup qui ont envoyé des menaces de mort aux gendarmes de la ville qui étaient intervenus.
« La faune sauvage s’adapte, c’est normal »
L’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) a beau répéter qu’il n’y a là rien de très inquiétant, la rumeur court. On imagine déjà des enfants happés. « Le loup est un sujet à problèmes, explique, fatigué, Patrick Martin, chef de service de l’ONCFS du Var. Mais il n’y a rien d’inhabituel à ce qu’une espèce sauvage approche les villes : ça s’est vu avec les renards, les blaireaux, les sangliers… La faune sauvage s’adapte, c’est normal. Plus ça va se développer, plus de telles rencontres occasionnelles pourront arriver. Mais il ne faut pas dramatiser. » Sur son bureau, des piles de dossiers et de cartes de suivi de loup, un morceau de muscle d’animal dans un bocal en verre en attente de test ADN, et un portable rempli de photos envoyées par les maires inquiets dans la région – « la plupart du temps, ce ne sont que des chiens. »
Ses hommes se déplacent tous les jours, fériés compris, pour dresser le constat d’attaque nécessaire à l’indemnisation des éleveurs. Mais la méfiance est telle qu’elle complique le dialogue avec les pouvoirs publics. Sur les réseaux sociaux et dans les pâturages, les fonctionnaires sont accusés de « mentir » sur les chiffres réels de présence du loup, dont le seuil de viabilité, fixé à 500 spécimens, a été atteint cet hiver, selon le gouvernement.
Ce nouveau cap inquiète plus que jamais. Sur les groupes Facebook de la région, les « fake news » et théories du complot qui circulent en disent long sur l’angoisse que génère l’animal : le loup « transgénique » rôderait pendant que l’Etat organiserait des « lâchers de loups » avec les associations…
« Escrolos parisiens » contre « meurtriers »
Un internaute explique attendre le jour « où un ramasseur de champignons se fera bouffer, et tant mieux si c’est un écolo bobo ». Sur ces groupes, où se partagent aussi beaucoup de publications de « gilets jaunes », on accuse les « escrolos parisiens » de protéger une bête dont ils ne savent rien. Les groupes de protection du loup, eux, multiplient les accusations envers des éleveurs qualifiés de « meurtriers », appelant parfois à la violence.
Sur les réseaux et dans les esprits se dessine une fracture aussi nette qu’artificielle : les éleveurs « anti-loup » d’un côté, les « bobos écolos » et les associations de protection des animaux de l’autre. Assis à la terrasse du café du petit village d’Ampus, où commencent à affluer les touristes, Fabien Michel raconte sa solitude : « Les gens de la ville vivent dans leurs appartements, regardent des documentaires sur Arte et ça y est : ils se trouvent une passion, protéger le loup. Il ne faut pas croire : je trouve ça noble, moi aussi. Je n’ai pas envie de le tuer juste pour le tuer. Je veux simplement qu’il arrête de manger mes chiens et mon troupeau. »
Au cœur de la polémique, les quotas de « prélèvement », un euphémisme administratif pour parler d’abattage de loups, que les éleveurs considèrent comme insuffisants et que les associations de protection des prédateurs, eux, trouvent complètement inappropriés compte tenu du statut de l’espèce, protégée.
« Les écolos nous répètent qu’il “suffit de” : moi, je commence mes journées avant le lever du soleil, et je me couche très tard. J’ai une vie aussi, je ne peux pas dormir tous les soirs avec le troupeau », s’emporte Fabien Michel, avant d’enchaîner sur la « concurrence déloyale » des filières ovines d’Europe de l’Est et la hausse du prix du carburant.
« Une contrainte environnementale comme une autre »
Pour Madline Rubin, la directrice de l’Association pour la protection des animaux sauvages, la guerre ouverte entre les deux camps est la faute du gouvernement « qui fait de fausses promesses ». « Les éleveurs sont en grande difficulté, pour des raisons qui vont bien au-delà du loup, et le gouvernement les laisse croire que la solution est de les flinguer ! Le loup est une contrainte environnementale comme une autre, s’agace-t-elle. Vous en tuez un, un autre viendra le remplacer. Il faut plus de clôtures, de bergers, de chiens, une protection permanente du troupeau. Mais arrêtons de tuer ces bêtes et de faire croire que c’est la seule solution. »
Alors, pour tenter de combler l’irrémédiable fossé entre « pro » et « anti », le programme « Pastoraloup » propose à des volontaires de la région de prêter main-forte aux bergers l’été. Raphaëlle Monnard, 63 ans, est kinésithérapeute à Chamonix. Pendant l’année, elle distribue des autocollants « Stop à la chasse au loup » à ses patients. L’automne, elle prend sa tente et veille seule sur les troupeaux, la nuit, dans les Hautes-Alpes, pour éviter les attaques. « Je ne suis pas là pour juger, mais pour aider », explique-t-elle, même si elle concède que les éleveurs sont souvent refroidis par les liens entre Pastoraloup et l’association Ferus, qui milite activement pour la conservation de l’ours, du loup et du lynx en France. « S’il y avait plus de citadins qui venaient, assure-t-elle, ça leur permettrait de comprendre un peu mieux les difficultés des éleveurs, et de mettre de l’eau dans leur vin. »
« Le loup a tendance à cristalliser tous les problèmes sociologiques du milieu rural : les écoles qui disparaissent, les docteurs qui s’en vont, les postes qui ferment… Il y a une vraie frustration, un sentiment de mépris et d’abandon, avec cette idée très forte que l’Etat est juste là pour emmerder les petits », analyse Jean-Christophe Bureau, professeur d’économie à AgroParisTech. Sans compter le côté très impressionnant, sanguinolent, d’une attaque de loup : on ne prend pas assez en considération l’impact psychologique sur l’éleveur. »
Un déclassement de l’espèce ?
Début mars, Emmanuel Macron, en déplacement à Gréoux-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence) dans le cadre du grand débat national, a annoncé que le pourcentage des loups pouvant être abattus serait augmenté à 17 %, voire 19 %, évoquant des « scènes absolument insoutenables » pour les éleveurs. Un « opportunisme politique » qui n’est pas du goût de tous : « On connaît la chanson, lâche Guillaume Fabre. En période d’élections, on nous promet mille choses, et puis le dossier est de nouveau enterré. »
« Pourtant, les éleveurs sont essentiels, plaide Nathalie Perez-Leroux, conseillère départementale (sans étiquette) du Var. Sans eux, plus de démographie dans nos campagnes, des paysages complètement bouchés, plus de produits du terroir dont on fait la publicité, plus de touristes. »
Dans la région, ne pas apparaître « pro-loup » est essentiel pour les élus, accusés d’être trop loin du terrain. Fabien Matras, jeune député LRM de la 8e circonscription du Var, l’a bien compris. Il a décidé de prêter une oreille attentive au sort des éleveurs, multipliant les allers-retours à Canjuers, quitte à se mettre les associations de protection des animaux à dos. « Maintenant qu’on a passé le cap des 500 loups, on doit se pencher sur des solutions concrètes », affirme-t-il. Parmi les pistes explorées, le député évoque la possibilité d’un « déclassement de l’espèce » aujourd’hui protégée.