Jupiter (1987), Pluton (1988), Neptune (1991) : les planètes ircamiennes qui, avec La Partition du ciel et de l’enfer (1989), ont dessiné la constellation Sonus ex machina, de Philippe Manoury, ne figurent pas des destinations atteintes en deux clics d’ordinateur. La durée (entre quarante et cinquante minutes), le dispositif (électronique reliée à un ou plusieurs instruments) et les enjeux (premières expériences de traitement informatique du son en temps réel) de ces œuvres majeures ont donné de leur compositeur l’image d’un démiurge, plus attiré par l’entreprise titanesque que par la miniature intimiste.

Dans le prolongement de K, écrit d’après Le Procès de Kafka, puis créé à l’Opéra-Bastille en 2001, et surtout de Kein Licht, commande de l’Opéra-Comique présentée à Paris en 2017, la nouvelle œuvre de Manoury, Lab.Oratorium, qui sera donnée à la Philharmonie le 3 juin, quasiment en ouverture du festival ManiFeste, confirme le goût du compositeur pour les productions de longue haleine. « Aborder la grande forme, concevoir la musique sur de larges périodes, ne pas la considérer comme un petit jeu de Lego », telle est la profession de foi du musicien, qui nourrit une grande passion pour Richard Wagner et Gustav Mahler, engagés eux aussi dans « l’étirement du temps ». Cependant, depuis les opéras au long cours du premier et les symphonies-fleuves du second, les temps ont bien changé.

Temps réel

Celui de Philippe Manoury, né en 1952, a été circonscrit dès la première œuvre réalisée à l’Ircam. Créée en 1983, Zeitlauf (« La course du temps »), associe un chœur mixte et un ensemble instrumental à un dispositif électroacoustique en temps réel. Une première pour l’époque. « L’idée du temps réel, je l’ai portée longtemps tout seul », rappelle celui qui est toujours séduit par la spécificité d’« une musique informatique qui naît au moment où on la joue et qui peut être modelée par un instrumentiste ».

Si le temps réel – transformation informatique des sons à une vitesse tellement élevée que l’auditeur a l’illusion que ce qu’il entend est joué directement par l’interprète – est devenu la marque de fabrique de l’Ircam, Philippe Manoury en est donc le principal responsable, mais pas le seul. Les œuvres du cycle Sonus ex machina, comme celles qui ont suivi au cours des années 1990 sont en effet le fruit d’une intense collaboration avec le mathématicien Miller Puckette. Leurs avancées sur le terrain du temps réel ont permis la création d’un logiciel, Max (ainsi nommé en hommage à Max Mathews, pionnier de l’informatique musicale), appelé à devenir la star des studios.

Quarante ans après son premier séjour à l’Ircam, Philippe Manoury a-t-il encore besoin de s’y rendre pour travailler ? « Je suis bien équipé, répond-il en désignant les ordinateurs qui l’entourent sur son bureau. On me fabrique le programme et je l’utilise ensuite ici, chez moi, à Strasbourg. » Plus d’interlocuteur privilégié, alors ? Si, mais un musicien, pas un scientifique. Philippe Manoury a en effet trouvé en François-Xavier Roth un « complice » pour innover dans le domaine de l’orchestre. Témoin de leur collaboration, La Trilogie Köln arrive à son terme avec la création, le 3 juin, à Paris, après Cologne et Hambourg, du dernier volet, Lab. Oratorium.

Un écho à la situation des migrants

Le rapprochement du chef et du compositeur a d’abord donné lieu à une sorte de concerto grosso, In situ, puis à une pièce symphonique, Ring, avant de prendre la forme d’une œuvre avec voix. Le titre de Lab.Oratorium renvoie implicitement à l’oratorio, mais Philippe Manoury assure que son nouvel opus n’a rien à voir avec les conventions du genre. Enclins l’un et l’autre à recourir à des textes pourvus d’« une résonance sociale et actuelle », ils ont très vite décidé de faire écho à la situation des migrants.

Les écrits de la poétesse Ingeborg Bachmann – ayant souvent trait à des bateaux – constituent le fil conducteur d’une histoire contée en allemand, à laquelle contribuent également des textes d’Elfriede Jelinek, Georg Trakl et Hannah Arendt. « On y rencontre des gens pour lesquels le territoire et la patrie sont moins importants que l’intériorité et la culture », résume Manoury.

S’est alors posée la question des voix. Des chœurs, bien sûr, pour incarner la foule des migrants. En fait, deux types de chœur. L’un professionnel, le SWR Vokalensemble, commun à toutes les interprétations de l’œuvre ; l’autre amateur, différent à chaque occasion et de circonstance à Hambourg puisque constitué notamment d’émigrés en provenance de Syrie. A ces masses chorales s’ajoutent quatre solistes, deux chanteuses ainsi que deux « vrais acteurs », souligne le compositeur pour marquer la différence avec les récitants traditionnellement employés dans les oratorios.

Une dimension théâtrale

Lab.Oratorium s’inscrit donc dans une dimension théâtrale, investie par Nicolas Stemann (le metteur en scène de Kein Licht), que Philippe Manoury envisage avec beaucoup d’excitation : « J’ai expérimenté des systèmes qui permettent d’analyser les hauteurs de la voix des acteurs et de créer de la musique électronique par-dessus. » L’association du temps « libre » (modelé dans l’instant), inhérent au théâtre, et du temps « structuré » (organisé dans la durée), propre à la musique, l’a conduit à concevoir la partition « de manière très malléable ».

L’espace aussi sera conditionné par le théâtre puisque la scène (occupée par les musiciens) représentera la proue d’un navire censé émerger de la salle (emplacement du public). A un moment, le chœur des migrants se faufilera parmi les spectateurs. Manoury ne veut pas en dire plus. En revanche, il rapporte volontiers une découverte effectuée récemment en lien avec le titre : « Le mot latin “orarius” était employé pour les bateaux qui suivent les côtes, troublant, non ? »

En 2004, le compositeur de Lab.Oratorium a lui aussi vécu un déracinement forcé. Pas pour fuir une guerre à bord d’une embarcation de fortune, mais en tant qu’« exilé économique » à destination des Etats-Unis. N’ayant pas trouvé en France un poste d’enseignant qui lui aurait permis de vivre (et de composer) sans soucis pécuniaires, il s’est alors résolu à tenter sa chance à l’université de Californie, à Berkeley, où il a exercé pendant huit ans. Une expérience positive d’un point de vue financier, mais très peu enrichissante sur le plan artistique.

« Le problème des Etats-Unis, c’est que le métier de compositeur n’existe pas, sauf à Hollywood, dans l’industrie cinématographique », affirme Philippe Manoury de manière radicale, tout en citant comme exceptions un John Adams ou un Steve Reich. La création n’aurait, selon lui, de débouchés que dans le milieu universitaire. En circuit fermé : « On y forme non pas des compositeurs, mais de futurs enseignants de composition. Du coup, la musique devient une langue morte comme le latin et le grec, quelque chose qu’on entretient, mais qui n’a plus de réalité dans la vie quotidienne. »

L’artiste constate que plus personne, en France, dans « le monde de la pensée » (intellectuels, philosophes), ne sait vraiment en quoi consiste la musique savante.

Lassé par ces perspectives, Philippe Manoury est revenu en France en 2012 et il a trouvé à Strasbourg des conditions optimales pour travailler. Proximité de l’Allemagne, où sa musique est beaucoup jouée, poste de professeur au conservatoire et création d’une académie d’orchestre en lien avec le festival Musica. S’il vient de mettre brutalement un terme à son partenariat avec la manifestation strasbourgeoise, il n’envisage pas pour autant de renoncer à ses projets de formation des jeunes compositeurs dans le domaine de l’orchestre.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, lui, le chantre de l’informatique musicale, en vient à plaider la cause d’une formation instrumentale vieille de 270 ans ! A condition toutefois de reconsidérer son identité : « L’orchestre symphonique est un reflet de la société du XVIIIe siècle, avec le principe des castes, que l’on retrouve dans la hiérarchie entre les familles d’instruments. On pourrait aujourd’hui imaginer un orchestre avec des hiérarchies beaucoup moins fortes, accueillir en quelque sorte des “diasporas” de timbres. » François-Xavier Roth sera bien sûr de la partie.

En attendant, Philippe Manoury écrit un livre – Huit leçons de musique, à paraître aux éditions Odile Jacob – pour expliquer qu’un compositeur « ce n’est pas quelqu’un comme un artiste pop qui a une mélodie qui lui vient, toute faite, dans la tête, avant d’être notée sans d’autres aménagements sur du papier ». Plus généralement, l’artiste constate que plus personne, en France, dans « le monde de la pensée » (intellectuels, philosophes), ne sait vraiment en quoi consiste la musique savante. Une situation qui pousse la toujours actuelle figure de proue de l’avant-garde à mener bataille sur le quai des idées, comme l’équipage de l’Aquarius avec lequel il a été en contact pendant l’écriture de Lab.Oratorium.

Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Ircam