La collection émouvante Anne Tronche
La collection émouvante Anne Tronche
Par Roxana Azimi
Si l’ensemble constitué par la critique d’art décédée en 2015 est modeste, économiquement parlant, totalisant à peine 1,5 million d’euros pour 58 lots vendus ce 3 juin, il brille toutefois par son esprit, son éclectisme, son humilité et sa sensibilité.
« Entre les étendards » par Hervé Télémaque, 1977, acrylique sur toile 97 x 131 cm. Estimation : 25 000-35 000 euros. / Christie’s Images Ltd, 2019
Marché de l’art. La collection Anne Tronche, que Christie’s disperse à Paris le 3 juin, n’a rien de commun avec celle de S.I. Newhouse vendue le 15 mai à New York. Ici, pas de totem du marché, pas de Koons à 91 millions de dollars. L’ensemble constitué par la critique d’art décédée en 2015 est modeste, économiquement parlant : à peine 1,5 million d’euros pour 58 lots. Il brille toutefois par son esprit, son éclectisme, son humilité et sa sensibilité. « Les collections de critique d’art sont toujours émouvantes parce qu’elles sont généralement constituées de dons, d’échanges, et épousent les contours des engouements et engagements de ceux et celles qu’elles ont entourés », résume le galeriste Stéphane Corréard.
« Your Portrait », par Tetsumi Kudo (1935-1990). Technique mixte sur panneau. Format 55,5 cm x 33 cm x 9,5 cm. Réalisé en 1974. Signé et daté, Estimation : 15000-20000 euros. / Christie’s Images Ltd, 2019
Plume aussi libre que rigoureuse, Anne Tronche n’a pas accompagné les premiers de cordée, mais les créateurs singuliers. Prenons le cas du Nippon Tetsumi Kudo, mort en 1990, dont une sculpture est estimée 15 000-20 000 euros. Symbole d’un pays foudroyé dans ses référents, l’artiste qui s’était installé à Paris en 1962 a laissé une œuvre traversée par l’humour, le sexe et le pessimisme.
Un monde sophistiqué
Irréductible aux groupes, l’électron libre eut sans doute le tort d’avoir été d’avant-garde trop tôt. Ses dix meilleures adjudications datent d’ailleurs de ces quatre dernières années. L’intérêt ancien du collectionneur Antoine de Galbert, et celui, bien plus récent, de François Pinault, ne sont pas étrangers à son retour en grâce. « Dans les années 1970, ses œuvres se négociaient 10 000 francs environ, aujourd’hui une très belle pièce peut valoir 100 000 euros », rapporte le galeriste Christophe Gaillard, qui lui consacrera son stand à la Foire de Bâle du 13 au 16 juin.
Hervé Télémaque, dont un tableau est proposé pour 25 000-35 000 euros, occupait lui aussi une place importante dans la galaxie d’Anne Tronche. Le peintre d’origine haïtienne, arrivé en 1961 à Paris après un passage par New York, fut associé au surréalisme puis à la figuration narrative. « Malheur à celui qui croit d’un coup d’œil pouvoir saisir le sens de son travail », prévenait toutefois Anne Tronche. A raison, tant le monde de Télémaque est sophistiqué, tressé d’images et de mots, d’enchaînements métaphoriques et d’objets aussi récurrents qu’énigmatiques, comme la canne blanche.
D’après Paul Nyzam, spécialiste de la vente, « une relecture de son œuvre est en cours, tant par le marché que par les institutions, notamment au regard de l’histoire américaine de l’artiste qui s’était installé à New York dans les années 1950 après avoir quitté Haïti ». En 2018, un de ses chefs-d’œuvre, The Ugly American, a ainsi rejoint les collections du MoMA de New York.
« Les honneurs d’aucun musée »
Autre merveilleuse artiste largement sous-cotée, Aurélie Nemours, décédée en 2005, et dont un tableau est présenté pour 10 000-15 000 euros. Son œuvre tout en silence, composée de lignes, croix et trames, a longtemps semblé trop radicale hors d’un petit cercle de férus d’art abstrait. L’élan donné par son exposition en 2004 au Centre Pompidou à Paris fut de courte durée, malgré le travail mené par les galeries Oniris à Rennes et Laurentin à Paris. « Depuis quinze ans, elle n’a reçu les honneurs d’aucun musée et d’aucune exposition personnelle pour soutenir l’intérêt des collectionneurs, regrette Florent Paumelle, codirecteur d’Oniris. Elle n’a pas non plus bénéficié de l’effort de reconnaissance qu’on constate pour les femmes artistes. »
Reste à voir si cette histoire très française qu’illustre en creux la collection Anne Tronche saura résonner au-delà de nos frontières. Paul Nyzam en est convaincu : « Saison après saison, nous constatons combien le marché international, américain et asiatique en particulier, est friand d’art européen et français des années d’après-guerre. » Pour preuve, en décembre 2018, chez Christie’s à Paris, un collectionneur grec a emporté une œuvre de Jean Degottex, tandis qu’un acheteur russe s’est reporté sur un tableau de Jean Dewasne.
Collection Anne Tronche, le 3 juin, Christie’s Paris, www.christies.com