Karmelle Biyot et Loïc Dablé, les cofondateurs du Panaf, à Abidjan. / Youenn Gourlay

Les stories défilent sur son téléphone : des séries d’assiettes toutes plus belles les unes que les autres. La veille au soir, Loïc Dablé et ses jeunes apprentis ont servi un ministre ivoirien, son épouse et leurs 20 convives. Pour cet invité de marque, le chef au tablier marron en cuir sur kimono noir a accepté de délocaliser sa cuisine. Un moyen de faire parler d’un lieu et d’un projet encore méconnus du grand public : le Panaf, tout premier centre culinaire panafricain du continent, qui a ouvert ses portes fin avril à Abidjan, en Côte d’Ivoire.

En contrebas d’une rue du quartier Cocody Mermoz, la grande bâtisse de 1 200 m2 ne devrait pas rester secrète très longtemps. L’ancien bâtiment des Hautes Etudes commerciales (HEC) d’Abidjan a été repeint en jaune vif. « C’était la couleur principale des festins du royaume de Dahomey, l’actuel Bénin, à une époque où manger était un plaisir. Nous voulons renouer avec l’idée que manger n’est pas juste une nécessité », développe le couple de fondateurs, qui s’est rencontré six ans plus tôt à Paris. Karmelle Biyot y était avocate et Loïc Dablé a été son « premier et dernier client », s’amuse celle qui est désormais l’associée du chef cuisinier.

Une « cantine chic » pour un public aisé

Oubliés l’attiéké-poisson et l’alloco-poulet, des plats jugés trop communs. Au Panaf, on veut transmettre l’identité culinaire du continent, valoriser les produits locaux, les recettes oubliées, créer et faire redécouvrir cette cuisine à travers des formations gratuites à l’attention des jeunes. Ici, les apprentis cuisiniers sont payés 50 000 francs CFA par mois (76 euros) et servent les créations du chef Dablé dans la grande salle du restaurant « Migrations », décrite comme une « cantine chic » pour un public plutôt aisé. Dans un cadre simple et cosy, on y mange de la viande rouge ou du poisson pêché au large d’Abidjan à 9 500 francs CFA ou une formule entrée-plat-dessert à 15 000 francs CFA.

« Migrations » évoque les traditions culinaires qui ont évolué au gré des mouvements de populations. Mais le terme résume aussi la situation du couple, à la recherche de ses origines africaines. Loïc Dablé, Franco-Ivoirien, et Karmelle Biyot, Française d’origine congolaise, ont d’abord tenu le café Dapper au sein du musée éponyme dédié aux arts africains, dans le XVIe arrondissement de Paris. Là-bas, ils se sentaient « déconnectés ». « Parler de cuisine africaine depuis Paris n’avait pas de sens, c’est comme si on fantasmait quelque chose : on a une idée de l’Afrique mais on ne la connaît pas », analyse Karmelle Biyot. Ils effectuent donc un « African food art tour » pour prendre le pouls de la cuisine africaine et jettent leur dévolu sur Abidjan, « la ville la plus dynamique », où Loïc Dablé passait tous ses étés en famille.

Le chef André Gogoua détaille les bases de l’agencement d’une assiette à ses deux apprenties, Aïchata Fofana et Marie Egny. / Youenn Gourlay

Le terme « Migrations » prend aussi son sens dans la mission assurée par le Panaf. Associé à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et à l’ONU, le centre forme notamment des jeunes migrants qui ont décidé de renoncer à leur projet de départ et sont revenus en Côte d’Ivoire.

Dans la cuisine encore spartiate, le grand Yaya Guindo, 26 ans, prépare un filet de bœuf local accompagné de son concassé de patates douces, sur trois planches de bois et quelques tréteaux. « Je pensais que la cuisine était vraiment facile, mais je me suis trompé. Je n’avais aucune notion en arrivant, mais je suis motivé, je laisse mon ego de côté et je sais que je vais y arriver », explique Yaya, parti durant cinq années à la recherche de « lendemains meilleurs ». A ses côtés, Aïchata Fofana, 28 ans, a travaillé dans la restauration au gré de son périple au Mali, au Maroc et en Mauritanie. « C’est un métier qui m’a beaucoup servi durant mon parcours, dit-elle. C’est par la restauration que je m’en suis sortie. Et ici je découvre une cuisine africaine modernisée que je n’avais pas vue auparavant. »

Un petit musée et une chaîne de télé

Pour conseiller ces apprentis, différents chefs viennent apporter leur expérience et leur savoir-faire. Depuis deux semaines, le cuisinier ivoirien André Gogoua leur met la pression sur deux points : l’hygiène et le timing. « En cuisine, tu dois être concentré, connaître ce que tu fais, être créatif et faire attention aux détails. Ça peut leur permettre de s’évader un peu et d’oublier les chagrins ou les traumatismes, espère le chef, de retour après trois ans de formation à Philadelphie. En plus, on peut concilier ce qu’ils ont vécu à travers la cuisine. Durant leur trajet, certains ont mangé des plats marocains ou libyens. Savoir comment ils cuisinent et mangent là-bas, quels produits ils utilisent, c’est une richesse. »

Après six mois de formation, chacun repartira un certificat en poche, pour travailler en Côte d’Ivoire ou ailleurs. Le Panaf espère former 100 jeunes chaque année. « Ils nous apportent autant qu’on leur apporte, confie Loïc Dablé. Je repars vraiment de zéro. En dix-huit ans de carrière, c’est la première fois que j’ai l’impression de faire quelque chose qui a du sens. »

En plus des formations et du restaurant, le Panaf abrite un petit musée thématique où des articles de presse et des thèses viennent développer des sujets tels que le ramadan ou le diabète, le tout disposé sur des menus. Et dès le mois d’août, Tchouaaa (comme le bruit de l’aliment dans la poêle), la toute première chaîne de télé culinaire africaine, francophone et anglophone, verra le jour. Les émissions feront la part belle aux reportages et aux spécialistes pour parler autant de recettes des grands-mères des villages que des ravages de la malbouffe. Un carrefour culinaire, en somme.