Patrick Balkany (à gauche), le 13 mai 2019 au tribunal de Paris. / STRINGER / AFP

La veille encore, ils se seraient attrapés par le col au sujet de la villa « Dar Gyucy » de Marrakech, dont ils nient tous les deux être le propriétaire. Les voici désormais alliés de circonstance, contraints de mettre leur animosité réciproque en sourdine. La 32e chambre correctionnelle du tribunal de Paris a commencé à aborder, mardi 4 juin, les faits de corruption pour lesquels Patrick Balkany, 70 ans, et Mohamed Al Jaber, 60 ans, encourent dix ans de prison.

Le second, magnat saoudien de l’immobilier, est soupçonné d’avoir offert au premier, maire de Levallois, la moitié de la villa de Marrakech et d’avoir mis plusieurs fois son avion privé à sa disposition. En contrepartie, le premier est soupçonné d’avoir accordé au second des délais de paiement avantageux dans le cadre du projet immobilier qu’il comptait mener dans la commune des Hauts-de-Seine : les « Tours de Levallois », dont le tribunal a retracé l’histoire.

Le 30 juin 2008, Levallois et M. Al Jaber tombaient d’accord : les entreprises de ce dernier allaient édifier deux immenses tours, 125 000 m2 de bureaux et d’hôtels, sur les bords de Seine. Le 18 août 2009, le terrain était officiellement vendu par la ville à l’homme d’affaires, qui devait alors régler 243 millions d’euros de droits à construire, selon un échéancier plus favorable qu’initialement prévu. Par exemple, au lieu d’une première tranche de 50 millions d’euros au 1er septembre 2009, il ne devait verser que 11 millions le 15 septembre 2009, puis 16 millions le 31 janvier 2010, et le solde de 23 millions à la fin des travaux. De quoi gagner du temps face à des difficultés de trésorerie.

« C’était soit ça, soit on arrêtait le projet »

Malgré cet aménagement de l’échéancier des paiements, Mohamed Al Jaber ne parviendra pas à apporter les fonds nécessaires, et les « Tours de Levallois » ne verront jamais le jour. Le 26 novembre 2010, l’affaire est officiellement enterrée devant le tribunal de Nanterre. Entre temps, les Balkany sont devenus les occupants d’une villa à Marrakech payée pour moitié par Mohamed Al Jaber, et ils ont pu voyager à leur guise dans son avion privé.

D’où cette hypothèse, que l’accusation devrait développer dans son réquisitoire la semaine prochaine : Al Jaber, sentant qu’il était en difficulté pour financer dans les temps le projet des « Tours de Levallois », aurait sollicité des délais de paiement de la part de Patrick Balkany, en échange de compensations.

Premier prévenu à s’exprimer, Jean-Pierre Aubry reconnaît les délais de paiement accordés au Saoudien. « Bien sûr qu’on avait intérêt à lui accorder ! C’était soit ça, soit on arrêtait le projet », explique l’ancien directeur général de la Semarelp (société chargée de l’aménagement de Levallois), et éternel bras droit de Patrick Balkany, jugé pour complicité de corruption. A l’entendre, il s’agissait davantage de sauver les « Tours de Levallois » que de faire une fleur au Saoudien : « Ce n’est pas comme si on avait baissé le prix de 5 ou 10 %. Le prix a toujours été le même, 243 millions d’euros. »

« Take my plane ! »

Autre bras droit de Patrick Balkany, Arnaud Claude, avocat historique de la Semarelp, jugé lui aussi pour complicité de corruption, refait ensuite, pendant une heure, toute l’histoire juridique des « Tours de Levallois », pour aboutir à cette conclusion : ce que l’accusation a nommé « délais de paiement » ou « aménagements de l’échéancier » ne constitue pas un avantage consenti à Al Jaber, mais une manœuvre habituelle dans le cadre d’opérations immobilières.

« Il n’y a jamais eu d’avantages faits à M. Al Jaber, enchaîne Patrick Balkany, dans un style un peu moins technique. Je crois qu’on vous a démontré qu’il n’y avait pas de corruption, j’en suis heureux. Point. »

Quid de la villa à Marrakech ? Le maire de Levallois a expliqué la veille que ce n’est pas M. Al Jaber qui la lui avait offerte, mais que c’est lui-même, au contraire, qui avait aidé M. Al Jaber à s’acheter cette maison, maison que M. Al Jaber aurait ensuite mise à disposition des Balkany. Quid des vols dans l’avion privé du Saoudien ? Il y en a eu « deux, je crois », reconnaît l’élu, pour qui il s’agissait là surtout de « ne pas vexer » son partenaire en affaires. Il faut imaginer la voix caverneuse de Patrick Balkany récitant à la barre, dans un anglais de vache espagnole, un dialogue entre Al Jaber et lui-même :

« Where are you going on holidays [Où partez-vous en vacances] ?

- Saint-Martin, near Guadeloupe [Saint-Martin, près de la Guadeloupe].

- Oh, take my plane, take my plane [Oh, prenez mon avion, prenez mon avion] !

- I don’t take your plane, it’s 7 or 8 hours [Je ne vais pas prendre votre avion, il y en pour 7 ou 8 heures] !

- He goes to Canada for the big, euh, révision, take it [il va au Canada pour une grande révision, prenez-le] ! »

« Franchement, on est mieux dans un gros avion »

« Il me disait de le prendre puisqu’il allait de toute façon aller au Canada à vide, poursuit-il en français. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, j’allais pas refuser systématiquement, je ne voulais pas vexer le cheikh. Mais franchement, on est mieux dans un gros avion. D’ailleurs, ma femme a tellement la trouille des petits avions qu’elle a pris l’avion de ligne.

- Mais votre qualité de maire aurait pu vous faire réfléchir, suggère le président du tribunal.

- Mais monsieur le président, il n’y avait absolument aucune contrepartie ! »

A Me Hervé Temime, avocat de Mohamed Al Jaber, qui lui demande s’il considère avoir été corrompu par son client, Patrick Balkany offre une longue tirade sur sa probité : « Maître, ça fait 36 ans que je suis maire, je n’ai jamais été corrompu par personne. Je dois être le seul maire à ne jamais présider la commission d’appels d’offres de sa ville. Je ne veux pas recevoir des chefs d’entreprise, je ne me fais pas inviter à droite à gauche, je ne vais pas à Roland-Garros, ou alors uniquement en présidentielle, mais pas dans les loges, j’ai horreur de ça. Il y en a qui courent après les petits avantages qui sont légion dans le commerce, mais quand on est élu, on ne doit pas avoir ce genre de comportement. »

« Il n’y a ni corrupteur, ni corrompu dans cette affaire », conclut-il. La formule contente Mohamed Al Jaber, qui sera amené à donner sa version des faits mercredi, et devra notamment expliquer ce qui s’est passé pour que des fonds de ses entreprises paient les frais officiels (2,75 millions d’euros) de la villa de Marrakech qu’il n’a jamais occupée. « Ni corrupteur, ni corrompu dans cette affaire » ? le tribunal tranchera. Une chose est sûre : si pacte de corruption il y a eu, il continue de lier les deux hommes. Tout aveu de l’un entraînerait la chute de l’autre, et inversement.