Street Art : les graffeurs, le tunnelier et le Grand Paris
Street Art : les graffeurs, le tunnelier et le Grand Paris
Par Emmanuelle Jardonnet
Le duo Lek & Sowat a réalisé deux compositions éphémères dans le chantier sous-terrain de la RATP.
« A un moment, il y aura une vingtaine de tunneliers en activité simultanément dans le Grand Paris, soit autant que dans le reste du monde », apprend-on dans les bureaux de NGE, le quatrième opérateur français du BTP, sur le chantier qui longe les barrières de sécurité de l’aéroport d’Orly, au pied des pistes. C’est justement pour prendre part à cette révolution dans les flux de circulation de la métropole, attendue pour les JO de 2024, que l’entreprise vient d’acquérir son tout premier tunnelier. On découvre la tête de cette usine souterraine, une « roue de coupe » aux allures de vaisseau spatial, déposée au milieu d’un ballet de grues et de pelles caméléons. Elle est violet foncé : « iris », précise l’équipe, soit la couleur de la ligne 14, dont elle s’apprête à percer l’extension la plus au sud, vers le futur terminus que sera l’aéroport.
Sur les 9 mètres de diamètre du tunnelier s’étale un immense « Koumba » en typo graffiti de métal. / DR
Sur les 9 mètres de diamètre du monstre s’étale un immense « Koumba » en typo graffiti de métal, sur une composition futuriste de lignes et de calligraphie blanches. Ce n’est pas le nom de l’artiste, mais le prénom d’une jeune championne de lutte française, Koumba Larroque. Ce patchwork visuel, tout le monde, sur ce chantier ultrasécurisé, sait le décrypter : tous les tunneliers ont une marraine, dont le nom est d’habitude affiché plus modestement sur une bâche. Choisie par la Société du Grand Paris, Koumba Larroque a assisté il y a quelques semaines au baptême de la machine, qui se fait comme pour les navires, en cassant une bouteille de champagne sur sa paroi.
Reste l’esthétique, inédite, de l’ensemble. Elle est la marque de Lek & Sowat (Frédéric Malek et Mathieu Kendrick), duo de quarantenaires qui n’en est pas à son premier tour de force. S’ils se confrontent aujourd’hui à la matrice même du métro, contrairement à beaucoup d’autres, le duo de graffeurs n’a jamais fait du réseau de la RATP son espace privilégié. Leur terrain de jeu, c’est l’« urbex », l’exploration urbaine. L’aura de leur projet Mausolée, une exposition collective secrète orchestrée en 2010 dans un immeuble à l’abandon, leur avait valu une invitation à infiltrer le Palais de Tokyo dès 2012. Toujours, la partie invisible de leurs projets donne lieu à des films ; l’un d’entre eux, Tracés directs, était entré dans la collection du Centre Pompidou. Enfin, ils ont été les premiers graffeurs à intégrer la Villa Médicis, à Rome, en 2015.
Clin d’œil à la culture graffiti
C’est d’ailleurs dans la capitale italienne qu’ils ont découvert l’existence des tunneliers. A l’époque, une troisième ligne de métro y était en préparation. Mais le projet de grignotage du sous-sol, si historiquement chargé, avait échoué, et leur désir de se saisir de ce processus avec. La rencontre, l’an dernier à Paris, avec Jérôme Jeanjean, un passionné d’art urbain qui n’est autre que le directeur financier de NGE, leur a donné l’occasion de renouer avec ce fantasme, et de s’immerger dans les rouages complexes et très contraints de cette industrie.
Les artistes Lek & Sowat ont peint sur le fronton du tracé à creuser un « Subway Art » dans les couleurs fluo de la signalétique de chantier. / DR
A l’aplomb du monumental outil, dans le puits à ciel ouvert où il va être descendu, les artistes ont peint sur le fronton du tracé à creuser un large « Subway Art » dans les couleurs fluo de la signalétique de chantier. Le clin d’œil au titre du livre de référence de la culture graffiti de Martha Cooper et Henry Chalfant sur l’éclosion du genre dans le métro new-yorkais dans les années 1980 trouve un nouveau sens au sein d’un chantier où le métro est aussi un art, de haute précision. A la même seconde, d’ici la fin du mois de juin et le premier tour de roue, les deux compositions s’autodétruiront en entrant en contact. Le processus fut long, plus d’un an, pour un projet si éphémère. Mais la rencontre entre les deux univers et leurs vocabulaires respectifs pourrait faire son chemin vers de nouvelles interactions au fil du chantier.