Dix ans après Hadopi, que reste-t-il du téléchargement illégal ?
Dix ans après Hadopi, que reste-t-il du téléchargement illégal ?
La loi Hadopi, promulguée en 2009, est entrée en vigueur en pleine période de mutation du téléchargement illégal.
L’accouchement avait été difficile, son enfance a été émaillée de difficultés et de problèmes, mais la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) fête aujourd’hui ses dix ans. Le 12 juin 2009, la loi qui instituait cet organisme public, chargé de lutter contre le téléchargement illégal en envoyant des courriels d’avertissement et en lançant des opérations d’étude et de pédagogie, était proclamée. L’aboutissement d’un long processus, qui était passé par deux projets de loi, de multiples incidents de séance, une censure partielle du Conseil constitutionnel, et une mobilisation sans précédent des « anti » (simples citoyens et téléchargeurs, une poignée d’artistes) comme des « pro » (la majorité de la classe politique et des ayants droit).
Dix ans plus tard, et malgré des rumeurs quasi annuelles sur une éventuelle disparition de la Hadopi, ou de sa fusion avec d’autres régulateurs comme l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes) ou le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel), la haute autorité est toujours là, et continue d’envoyer des avertissements et de publier des rapports d’étude. Mais le téléchargement illégal, lui, a profondément muté dans la même période. La Hadopi avait été conçue pour lutter contre le téléchargement dit « en pair à pair » (P2P), dans laquelle on échange, en simplifiant, des fichiers d’ordinateur à ordinateur. Un procédé qui semble aujourd’hui presque aussi suranné que l’utilisation d’un modem pour les jeunes générations, pour qui le principal point d’accès à Internet n’est plus l’ordinateur mais le téléphone portable.
Kim Dotcom, le fondateur de Megaupload, le 10 juin. / Mark Mitchell / AP
Le téléchargement en P2P est pourtant loin d’avoir totalement disparu. La Hadopi continue d’envoyer des avertissements – 150 000 pour le premier trimestre 2018 – mais à un volume en baisse régulière depuis un pic en 2015. Mais dans les années qui ont suivi sa mise en place, le téléchargement illégal s’est en bonne partie déporté sur d’autres outils, à commencer par le « téléchargement direct » : au lieu d’échanger les fichiers, on les télécharge directement depuis un service centralisé, le plus souvent après avoir trouvé l’adresse du film ou de l’album sur un annuaire spécialisé. Plus simple, plus rapide, cette pratique a connu son heure de gloire à la fin des années 2000 et au début des années 2010, jusqu’à la fermeture spectaculaire, en 2012, de Megaupload, l’un des principaux hébergeurs de fichiers. Son propriétaire, Kim Dotcom, a été arrêté en Nouvelle-Zélande à la suite d’une enquête du FBI américain, et les serveurs de l’entreprise ont été saisis.
La fermeture de Megaupload s’est accompagnée de celle de son site frère, Megavideo, consacré au streaming : au moment même où la Hadopi se mettait en place, la consommation illégale de films et de vidéos se déportait majoritairement sur ces services, eux aussi situés hors du périmètre des pouvoirs de sanction de la Haute Autorité.
Fermeture des annuaires
Pour lutter contre ces nouvelles pratiques, les ayants droit ont donc choisi, dans les années 2010, de s’attaquer directement aux plates-formes et aux intermédiaires techniques, plutôt que de chercher à sanctionner les utilisateurs. Pour ce faire, ils se sont appuyés à la fois sur les plaintes classiques en contrefaçon contre les éditeurs d’annuaires de liens, mais aussi sur une autre disposition de la loi Hadopi, qui permet à un juge d’ordonner le blocage de sites dédiés au téléchargement illégal. En dix ans, de nombreux sites ont ainsi été bloqués par les principaux fournisseurs d’accès à Internet, et plusieurs ministres de la culture successifs, dont Françoise Nyssen, ont évoqué l’idée de confier à la Hadopi la mission de maintenir à jour une « liste noire » de sites, qui seraient bloqués par les fournisseurs d’accès. Le projet n’a jamais abouti.
Plusieurs annuaires francophones importants ont également été fermés par les forces de l’ordre. Le plus connu, ces dernières années, était Zone-téléchargement, qui figurait dans le top 50 de plusieurs classements des sites les plus visités en France. La plate-forme a été fermée en novembre 2016 par la gendarmerie nationale. Deux hommes de 24 ans, soupçonnés d’être les administrateurs, sont toujours en attente de jugement.
En parallèle, « l’offre légale » s’est largement développée depuis 2009. Des services comme Deezer ou Spotify, qui proposent un équivalent proche de la « licence globale » qu’appelaient de leurs vœux de nombreux opposants à la Hadopi, permettent d’accéder à un gigantesque catalogue de musique contre un abonnement relativement peu onéreux. Pour le cinéma ou les séries, Netflix ou OCS proposent de très nombreux titres pour un prix similaire. YouTube, qui a conclu des accords avec la quasi-totalité des ayants droit, permet de regarder les clips de presque tous les artistes du monde légalement.
L’impact précis de cette amélioration de l’offre légale est difficile à mesurer, tout comme l’impact concret du téléchargement illégal sur les ventes fait toujours l’objet de débats acharnés. Mais de nombreux éléments montrent que l’existence d’une offre légale abordable et complète a un effet très dissuasif sur le téléchargement illégal. En 2016, un sondage auprès de 50 000 lecteurs du site PCgamer, consacré aux jeux vidéo, montrait que parmi les personnes ayant cessé de télécharger illégalement, 56 % citaient les promotions du magasin en ligne Steam comme l’une des raisons de leur choix.
Développement de l’offre légale
Malgré la répression accrue et le développement d’offres abordables, le téléchargement illégal n’a pas disparu. Selon une étude de 2018 de Médiamétrie, financée par l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA) et le CNC (pdf), portant sur 30 000 personnes et sur neuf années, le nombre d’internautes téléchargeant illégalement est resté globalement stable en dix ans. Ces chiffres, qui englobent téléchargeurs occasionnels et réguliers, masquent par ailleurs de très fortes disparités et évolutions d’un secteur à l’autre. Services et sites dédiés au téléchargement de musique ont vu leur fréquentation baisser drastiquement depuis 2009, tandis que le téléchargement illégal de séries télévisées, principalement américaines, reste important sur les plates-formes de type P2P.
Dans le secteur du jeu vidéo, la situation est encore beaucoup plus complexe. Alors qu’Yves Guillemot, le patron d’Ubisoft, affirmait en 2012 que plus de 95 % des utilisateurs de jeux de l’entreprise avaient des versions piratées sur PC – un chiffre très disputé – l’industrie a depuis connu plusieurs révolutions techniques et commerciales qui ont changé la donne. Le développement du jeu en ligne, qui permet plus facilement de bloquer les utilisateurs de copie piratées, est venu s’additionner au développement de l’offre légale. Et ces dernières années, certains des plus grands succès du jeu vidéo, dont Fortnite, sont distribués gratuitement, et se financent par le biais de micro-transactions (achat de costumes ou de bonus dans certains jeux). Ce modèle, dit « free to play », est aussi très présent sur mobile, et est structurellement impiratable, ou presque. Autre stratégie, certains éditeurs, comme CD Projekt Red (The Witcher 3), ont fait le choix d’enlever les protections techniques anti-copie sur leurs jeux, estimant que le téléchargement illégal était aussi une source importante de recrutement de nouveaux joueurs.
YouTube a en partie remplacé la figure du « pirate »
Dix ans après, les ayants droit semblent surtout se concentrer sur un autre ennemi déclaré : les géants du Web, et notamment YouTube. / Quentin Hugon / Pixels
A l’inverse, les évolutions techniques ont permis au streaming illégal de se développer dans d’autres secteurs, comme la diffusion de matchs des grandes compétitions de football. Lointains héritiers des bricoleurs de décodeurs Canal+ des années 1990, des sites et des groupes Facebook diffusent régulièrement des matchs de Ligue 1 et d’autres grandes compétitions. Là encore, plusieurs annuaires permettant de trouver les liens de diffusion ont été fermés ces dernières années par les forces de l’ordre. De même, le téléchargement illégal de livres numériques, embryonnaire en 2009, s’est développé avec l’essor des smartphones et des liseuses électroniques, le plus souvent sur des plates-formes plus petites que pour les autres biens culturels.
Mais dix ans après les débats houleux sur les deux lois Hadopi, et si les ayants droit se plaignent toujours régulièrement de l’impact du téléchargement illégal, studios, maisons de disques et éditeurs semblent surtout se concentrer sur un autre ennemi déclaré : les géants du Web, et notamment YouTube. Les débats sur la très controversée directive européenne sur le droit d’auteur ont vu les sociétés de droits d’auteur critiquer très fortement la plate-forme de vidéos, accusée de rémunérer insuffisamment les artistes. Après quelques années de flou artistique, YouTube s’est pourtant mis en conformité avec le droit, en signant des accords avec la quasi-totalité des ayants droit. Ces derniers estiment que ces accords sont insuffisamment rémunérateurs – comme ceux qu’ils ont pourtant signés avec Spotify et d’autres plates-formes de streaming légal.
La directive doit être transposée très rapidement dans le droit français, a promis le gouvernement. Mais les opposants au texte européen, qui impose par ailleurs une obligation de filtrage préventif aux grandes plates-formes, risque d’aboutir à des cas de censure. Outre les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), les principales organisations ayant fait campagne contre la directive recoupent très largement celles qui s’étaient opposées à la loi Hadopi.