Olivier Culmann : « Le selfie prolonge l’évolution de la photographie, rendue accessible au plus grand nombre »
Olivier Culmann : « Le selfie prolonge l’évolution de la photographie, rendue accessible au plus grand nombre »
Propos recueillis par Claire Gilly
Dans une exposition, le photographe réfléchit sur le phénomène d’autoportrait qui a marqué notre époque – et va plus loin.
Cette année, le festival Portrait(s), qui se déroule dans la ville de Vichy (Allier) jusqu’au 8 septembre, propose une exposition gratuite intitulée « Selfies, Egaux/Egos », consacrée au selfie, véritable phénomène de société et marqueur de notre époque.
Membre du collectif Tendance floue, le photographe Olivier Cullmann a réuni – entre sérieux, humour et dérision – des clichés pris par des amateurs ou des artistes qui déclinent, en versions successives, des portraits d’eux. Mais pas seulement.
La mode du selfie se restreint-elle à une manifestation narcissique, ou dépasse-t-elle l’amour de soi et de sa propre image ?
Comme beaucoup de gens, je n’ai d’abord vu dans le selfie que l’expression d’une époque individualiste, et, par conséquent, d’un comportement purement égocentrique. Ce qui est sans doute en partie le cas, d’où le sous-titre « Egos ».
Autoportrait réalisée en Corée du Sud en 2014, la série « Seoulfie » propose une visite de la ville de Séoul sur ce mode photographique autocentré. Amarré à sa tige à selfie, comme à une bouée qui l’empêcherait d’être emporté par le flot incessant d’images, l’individu s’y reproduit à l’infini. Au risque de ne plus savoir qui, de lui-même ou de l’image, survivra à l’autre. / Olivier Culmann / Tendance Floue
Comme sa définition l’indique (le selfie est un autoportrait réalisé pour être envoyé à un ou des tiers), sa fonction principale est de l’ordre du moyen de communication. En cela, le selfie, contrairement à la majorité des types photographiques, n’a nul besoin d’être esthétique pour exister. Au contraire, il sera plus accessible et invitera davantage à une réponse, s’il reste visuellement « modeste ». Beaucoup le mépriseront ainsi pour sa « pauvreté » esthétique et n’auront de cesse que de le réduire à son caractère égocentrique.
On est en droit de ne pas l’apprécier, mais on ne peut nier qu’il prolonge l’histoire et
l’évolution de la photographie, rendue petit à petit accessible au plus grand nombre. En
cela, par cette « démocratisation » et cet accès à (presque) tous, il se rapproche d’une
certaine égalité, d’où le second sous-titre, « Egaux ».
Ces photographies, qui vous sont transmises essentiellement par les réseaux sociaux, vous les accrochez au mur. Pourquoi ?
Je m’intéresse depuis longtemps, et plus spécifiquement depuis une dizaine d’années, à ce que les utilisations et les formes photographiques racontent sur nos sociétés actuelles et sur qui nous sommes. C’était notamment le cas dans ma série « The Others » réalisée en Inde au début des années 2010.
Accrocher au mur des choses qui n’y ont pas forcément leur place – tant pour leur vocation première que pour des raisons esthétiques – n’est donc pas vraiment nouveau pour moi. De plus, et de la même façon que l’impact de la photographie d’une scène réelle n’est pas le même que celui de la scène elle-même, une image visible sur le Net et donc sur un écran n’a pas le même impact lorsqu’elle est soudainement accrochée au mur sous forme de tirage.
Mosaïque de « legfies », 2019 : autre pratique majoritairement féminine, le legfie consiste à se photographier les cuisses (si possible sans montrer le reste de ses jambes) alors que l’on est tranquillement allongée au bord de la mer ou dans n’importe quel autre endroit de rêve. / Olivier Culmann / Tendance Floue
D’autre part, la multitude de formes de selfies est finalement assez méconnue et la majorité des gens n’en ont à l’esprit que sa version banale, en l’occurrence le basique selfie à bout de bras utilisé pour se montrer dans une situation ordinaire.
Lors de l’ouverture de l’exposition, à Vichy, le public a semblé à la fois surpris et intéressé de découvrir, à travers les vingt-deux chapitres de l’exposition, la multitude de facettes – parfois connues, souvent méconnues – de l’utilisation du selfie. L’une des idées de cette exposition est donc de tenter de nous faire sortir du jugement hâtif et souvent réducteur que nous avons de cette pratique, ainsi que de faire découvrir la variété, la portée, et en ce sens une certaine richesse dans la production de selfies.
Selon vous, le selfie décliné ainsi en série est-il une révolution ? Et par rapport à quoi ?
Depuis sa création, l’appareil photographique était dirigé – comme notre œil – de soi vers les autres, sa direction s’est brusquement inversée. En ce sens, la photographie a connu, ces dernières années, une véritable révolution. Au-delà de cela, et comme évoqué précédemment, on pourrait quasiment considérer que l’absence de nécessité d’esthétique dans le selfie le fait quasiment sortir du domaine de la photographie, au sens professionnel et « noble » du terme. Le selfie pourrait en effet être à la photographie ce que le langage parlé est au langage écrit.
Quels ont été vos critères pour choisir les clichés ?
Pour cette exposition, plusieurs critères sont entrés en jeu. D’une part, je souhaitais qu’elle contienne les différentes pratiques entrant dans la définition du selfie. Les trois principales étant : le selfie tourné vers soi (à bout de bras ou de perche) avec l’écran du même côté que l’objectif, le selfie tourné vers une partie de son corps (ses jambes ou ses pieds, par exemple) et enfin le selfie dans un miroir.
J’ai aussi absolument tenu à ce que toutes les photographies de cette exposition soient de véritables selfies – et non des photographies montrant des gens en train d’en faire. Il n’était pas question non plus de montrer des autoportraits antérieurs historiquement à ce qu’on a nommé selfie, en l’occurrence un autoportrait destiné à être envoyé à un ou des tiers. J’ai ensuite tenu à ce que les types de selfies montrés soient, si ce n’est exhaustifs, suffisamment variés pour en montrer les différentes pratiques et leurs buts : communiquer, échanger, s’amuser, rentrer dans une communauté de pratiques, mais aussi revendiquer ou interpeller sur des faits de sociétés plus sérieux ou graves…
Exposition « Selfies, Egaux/Egos », du festival Portrait(s) : le rendez-vous photographique de la ville de Vichy. / Olivier Culmann / Tendance Floue
J’ai également souhaité présenter les travaux de certains artistes ayant réalisé des séries de selfies exprimant un point de vue sur la pratique elle-même.
Que peut finalement nous apporter le selfie ?
De mon point de vue, je ne serais pas surpris que dans un avenir plus ou moins lointain le selfie – comme bon nombre d’autres pratiques photographiques « non professionnelles » – nous offre davantage d’informations sur notre époque, nos sociétés et nos façons de vivre que les documentaires ou productions journalistiques. Pour aller plus loin, j’oserais l’hypothèse que l’intérêt de la photographie réside souvent, non pas dans ce qu’elle montre, mais dans ce que sa forme et l’utilisation que nous en faisons racontent de nous-mêmes.