Massimo Prearo : « Stonewall est à l’origine de la politique de la fierté LGBT comme projet militant »
Massimo Prearo : « Stonewall est à l’origine de la politique de la fierté LGBT comme projet militant »
Propos recueillis par Marie Slavicek
Pour le chercheur Massimo Prearo, les émeutes qui opposèrent les forces de l’ordre et les clients de ce bar gay new-yorkais, dont on célèbre le 50e anniversaire cette année, ont inscrit dans l’histoire des luttes LGBT la fierté comme discours cadre qui donne un sens politique à l’action collective.
Yann Legendre
Entretien. Le 28 juin 1969, à New York, une descente de police au Stonewall Inn, un bar gay de Greenwich Village, dégénère en émeutes. Pendant plusieurs nuits, des membres de la communauté homosexuelle affrontent les forces de l’ordre, donnant naissance au mythe fondateur du mouvement pour les droits des personnes LGBT (lesbiennes, gay, bi, trans). C’est cette date que commémorent, chaque année, les Marches des fiertés. Cinquante ans après, le politiste Massimo Prearo (université de Vérone), auteur du Moment politique de l’homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France (éd. PUL, 2014), revient sur ce tournant majeur dans l’histoire des luttes LGBT.
Dans quel contexte ces émeutes débutent-elles ?
Il faut imaginer un contexte bien différent de celui que nous vivons aujourd’hui. Ces émeutes se déroulent dans le monde d’avant la libération sexuelle, avant que la « fierté » devienne un modèle social et politique pour les minorités sexuelles ; un monde où la présence publique des personnes LGBT et l’expression des identités, des genres et des sexualités « hors norme » étaient tout simplement interdites. Il suffit de penser, par exemple, qu’à l’époque, le code pénal de l’Etat de New York prévoyait que toute personne ne portant pas au moins trois vêtements conformes à son genre pouvait être arrêtée par la police.
Vendredi 14 juin, une coupure de journal encadrée est suspendue à l’intérieur du Stonewall Inn à New York. L’article relate les émeutes de 1969 qui ont suivi une descente de police dans ce bar. Stonewamm est devenu synonyme de la lutte pour les droits des homosexuels. / Bebeto Matthews / AP
C’était aussi avant que les sociabilités LGBT soient légalisées et s’organisent en un marché commercial ouvert et concurrentiel. Il existait bien sûr des clubs, des bars et des boîtes, mais il s’agissait de lieux fermés (on y accédait souvent par l’intermédiaire d’autres personnes), et très souvent interdits, et donc, comme dans le cas du Stonewall Inn, constamment dans le viseur des forces de l’ordre qui y faisaient régulièrement des descentes. On connaît une situation similaire en France où, jusqu’en 1981, la police tenait un fichier d’homosexuels établi à la suite de contrôles d’identité réalisés dans les lieux de drague.
Les événements de Stonewall s’inscrivent donc dans un contexte historique et politique fortement répressif, où l’Etat n’était pas le garant des droits des personnes mais un agent persécuteur, où il n’existait pas de loi contre l’homophobie et la transphobie, où la loi et les autorités comptaient parmi les ennemis principaux des minorités sexuelles.
Emeutes de Stonewall : les origines de la Gay Pride
On parle souvent du Stonewall comme d’un bar gay. Etait-il fréquenté par d’autres membres de la communauté LGBT ? Quel a été leur rôle dans ces événements ?
Comme c’est souvent le cas dans toute narration des origines, la narration de ces émeutes a pris la forme d’un récit mythologique qui a construit, dans le temps, l’événement Stonewall à l’image de ceux qui l’utilisent comme une référence pour servir de discours de mobilisation dans le présent. A l’occasion de films et documentaires récents, très discutés, d’autres narrations ont émergé. Elles ont permis de préciser que lorsque l’on parle du Stonewall Inn comme d’un « bar gay », on parle, en réalité, d’un bar fréquenté surtout par des gays latinos et afro-américains, des travestis et des personnes trans, bien plus que par des Blancs de la classe moyenne new-yorkaise, où par ailleurs les lesbiennes n’étaient pas du tout absentes.
Cette critique du mythe de Stonewall, au-delà de la reconstruction historique, interroge un aspect central de la mémoire minoritaire. Elle met en évidence la façon dont Stonewall a été avant tout le produit d’une narration monopolisée par ceux qui en ont fait un mythe fondateur, à savoir les hommes gays blancs des organisations LGBT dominantes, celles qui organisent les Marches des fiertés et qui ont utilisé Stonewall comme une référence historique politiquement significative. Cette opération mémorielle ne se limite pas à la commémoration, mais engage une réécriture de l’événement qui le transforme en symbole. Ce processus de mythologisation se révèle particulièrement mobilisateur pour les promoteurs des manifestations et les entrepreneurs des causes LGBT, mais cela produit aussi une réduction du fait historique à un simple mot d’ordre des festivités de la fierté.
Peut-on dire que les émeutes de Stonewall constituent « l’année zéro » du mouvement pour les droits des personnes LGBT ?
Ces émeutes ont très vite généré en une vague contestataire qui a porté les minorités sexuelles à imaginer une action collective en matière de lutte et de combat politiques. Avant de devenir un mythe fondateur, Stonewall a été l’expérience d’une action de résistance contre la violence étatique, pour celles et ceux qui l’ont vécu directement, mais aussi pour celles et ceux qui, de loin, ont vécu l’impact libérateur de cette résistance.
L’après-Stonewall est marqué par la naissance, au tout début des années 1970, du Gay Liberation Front aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, puis du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) en France et du Front unitaire homosexuel révolutionnaire italien (Fuori), pour ne citer que ces exemples. Autrement dit, l’après-Stonewall est marqué par la création de mouvements protestataires dont le mot d’ordre était la destruction de la société hétéro-patriarcale. Ces mouvements révolutionnaires n’étaient pas des mouvements de défense des droits, mais des instruments de lutte contre l’Etat, la police, la violence institutionnelle et la répression éducative.
Ce n’est qu’à la fin des années 1970 que l’on commence à parler de droits et à se mobiliser pour eux. Alors, dire que les émeutes de Stonewall constituent le moment fondateur des mouvements pour l’égalité des droits est problématique, non pas tant par respect de la vérité historique que pour une question politique. Car cela laisserait penser que l’égalité des droits est le fil rouge qui lie tous les mouvements LGBT. Or, l’univers politique LGBT est traversé par de multiples dimensions revendicatives et, surtout, par différents discours politiques, souvent en tension et en contradiction. Et cette tension était déjà présente dans les années 1970 entre les organisations qui soutenaient les raisons du combat en termes de droits et les groupes qui avaient une conception anti-institutionnelle du militantisme minoritaire.
Néanmoins, la revendication et le combat pour l’égalité des droits sont une dimension centrale de la cause LGBT…
Si la mobilisation pour l’égalité des droits, l’ouverture du mariage aux couples de même sexe et la reconnaissance de l’homoparentalité ont occupé une place centrale dans les discours publics et militants, on ne peut pas réduire la cause LGBT uniquement à cela. L’espace du militantisme LGBT a toujours été caractérisé par des multiples conceptions de ce que signifie faire mouvement : de la lutte contre le VIH/sida à l’entraide et la solidarité intracommunautaires, de l’engagement associatif sportif, culturel ou religieux à la lutte contre les discriminations, la cause LGBT est davantage un entrecroisement de projets militants qu’une plate-forme homogène de revendications.
La trajectoire des mouvements LGBT n’est pas un long fleuve tranquille, mais une pluralité de politiques à géométrie et à géographie variables ; c’est une histoire de déplacement. Le thème de l’égalité des droits a été sans doute dominant pendant longtemps. Toutefois, notamment après l’adoption du mariage pour tous, on a vu émerger de nouvelles mobilisations fondées sur un discours politique critique plus transversal et plus large. L’expérience de la Pride de nuit qui se propose de repolitiser la Marche des fiertés est à ce propos significative. C’est d’ailleurs dans ce contexte que l’héritage contestataire de Stonewall a été revivifié.
Dans quelle mesure, alors, les émeutes de Stonewall continuent-elles d’influencer les mouvements LGBT contemporains ?
Cet événement a inscrit dans l’histoire et la mémoire des luttes LGBT la fierté comme discours cadre qui donne un sens politique à l’agir collectif. Si Stonewall a été à l’origine de quelque chose, ce n’est pas du mouvement des droits, mais plutôt de la politique de la fierté comme modèle d’action et comme projet militant. Les Marches des fiertés n’ont que récemment acquis cette dimension de célébration mémorielle de Stonewall. Paradoxalement, plus on s’éloigne de l’événement historique et plus on célèbre le passé, tandis que les premières Marches n’étaient pas vécues comme des moments commémoratifs. C’était des moments d’affirmation d’une présence publique.
La fierté comme discours de mobilisation – bien plus que la référence à une origine fondatrice – constitue le moteur qui encadre les projets militants LGBT, qu’ils soient plutôt axés autour de la revendication de droits et d’égalité ou plutôt construits sur une critique des inégalités et du néolibéralisme qui vend des droits en échange de nouvelles vies précaires, sans emploi, sans accès aux soins, exclues des universités, ou bloquées aux frontières.
Propos recueillis par Marie Slavicek