Nicolas Bourriaud, héraut du Mo.Co et de l’art contemporain
Nicolas Bourriaud, héraut du Mo.Co et de l’art contemporain
Par Emmanuelle Lequeux
Cofondateur du Palais de Tokyo, ancien directeur des Beaux-Arts de Paris, ce théoricien de l’art, qui flaire l’air du temps comme nul autre, est devenu une figure incontournable de la création contemporaine internationale. Il fait le pari, avec le Mo.Co, d’inscrire Montpellier sur la carte du milieu de l’art.
Nicolas Bourriaud, directeur général du Mo.Co de Montpellier, dans les murs de l’Hôtel des collections, pose devant l’accrochage de « Massive Black Hole in The Dark Heart of our Milky Way » (2012), de Danh Vo, issu de la collection Ishikawa, le 24 juin 2019. / SANDRA MEHL POUR « LE MONDE »
Le Mo.Co ? Une institution, trois lieux… et un visage : celui de Nicolas Bourriaud. Sourire indécis, regard perçant, l’une des figures les plus célèbres de l’art international a pris racine à Montpellier. Des expositions, il en a organisé tout autour de la planète : Kaunas (Lituanie), Taipei (Taïwan), Murcie (Espagne), Athènes, Lyon. Il y a peu de biennales qui n’aient fait appel à ses services. Mais c’est dans la métropole occitane que ce brillant théoricien semble avoir trouvé sérénité nouvelle et défi à sa mesure : « Réinventer le Sud, un Sud du XXIe siècle. »
Séduit par le désir de son maire, Philippe Saurel (divers gauche), de donner toute sa place à l’art contemporain dans la cité, il a tout de suite vu grand. Arrivé en 2016, Nicolas Bourriaud récupère vite la direction du centre d’art La Panacée ; aussitôt, il le rapproche de l’Ecole des beaux-arts, qu’il réveille de sa sieste ; et, dans la foulée, il conçoit un projet à l’échelle de la ville, proposant d’accueillir à l’hôtel Montcalm des collections privées du monde entier. Le Mo.Co est né, entité à trois têtes qui a déjà fait sa petite révolution, avant même son inauguration.
« Parvenir à un mixage assez radical »
Pour se faire une place au soleil de l’art contemporain, sa génération de quinquagénaires a dû tout inventer. Rien n’était donné ; il fallait bâtir, forcément. « A la fin des années 1980, il existait très peu de possibles pour les commissaires free-lance, se rappelle-t-il. Tous mes amis ont plutôt opté pour la galerie. Moi, je suis incapable de vendre de l’eau à un Bédouin. Dans ma famille d’aristos déchus, l’argent était plus que tabou : il n’existait pas. » C’est dans le débat intellectuel qu’il s’impose, avec un incontestable brio. Nourri d’art sumérien, fasciné à 12 ans par Gauguin, bouleversé par Yves Klein à 17, l’enfant de Niort grandit avec Marx et la musique punk, qui le mène à dada, puis à Marcel Duchamp, et boule de neige. En 1992, il fonde la revue Documents sur l’art, puis, trois ans plus tard, avec quelques comparses des Deux-Sèvres, la revue Perpendiculaire. « A l’époque, la culture était divisée en strates. Nous qui étions très engagés dans la musique dite underground, cela ne nous intéressait pas de nous inscrire dans ces délimitations, l’art kitsch, l’art officiel… Il a fallu trouver un autre chemin. Nous avons pris la perpendiculaire. »
Plus qu’une revue, c’est une société quasi secrète qu’il fonde aux côtés de Jean-Yves Jouannais, Christophe Kihm et autres aimables fous. Lors de cérémonies échevelées, les post-ados new wave se livrent « à l’analyse sémantique d’une pochette de Sacha Distel aussi bien qu’à la lecture triviale d’un Picasso », quand ils ne décortiquent pas, plan par plan, les films avec Louis de Funès. Aujourd’hui, Bourriaud a sans doute vieilli, mais il chérit toujours la leçon : « Ne pas subir les catégories préétablies pour parvenir à un mixage assez radical. »
Fort de ce désir, il invente de A à Z, avec Jérôme Sans, et contre vents et marées, le Palais de Tokyo. En 1999, côté jeune création, Paris paraît alors la petite sœur ringarde de Berlin. Jusqu’à leur départ en 2006, le combat est âpre : contre le ministère, les institutions, l’esprit de tradition. Le duo n’est pas toujours idyllique. Mais le pari remporté, avec le succès que l’on sait. Il faut dire qu’entre-temps Nicolas Bourriaud a réussi un coup de maître : il a bâti l’une des seules théories solides de la fin du XXe siècle. Son Esthétique relationnelle (Les Presses du réel, 1998) est traduit dans le monde entier ; de Londres à Stockholm, il infuse tous les débats. Dans le film The Square, de Ruben Östlund, Palme d’or 2017 qui porte un regard acerbe sur le milieu de l’art, un seul nom est cité : le sien.
Son mentor, Pierre Restany (1930-2003), qui parvint dans les années 1960 à rassembler sous le label « nouveaux réalistes » les éclectiques talents de César, Arman et Spoerri, n’en était pas peu fier : la pensée de Bourriaud fédère toute une génération de créateurs, des plus brillants. Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster, Rirkrit Tiravanija, tous ceux qui font aujourd’hui la « une« des magazines d’art ont trouvé avec lui une formidable caisse de résonance. Quelques années après, alors qu’Internet est encore balbutiant, il invente un autre concept fédérateur, celui de l’artiste « sémionaute », surfant, tel un argonaute, sur un océan de signes. Le Mo.Co ne serait rien sans ce talent pour cristalliser le Zeitgeist (en allemand, « l’air du temps »). « Etre curateur aujourd’hui, c’est s’efforcer de discerner des formes et des idées dans la brume de l’époque », résume-t-il.
Montpellier, le nouveau Los Angeles ?
Nommé à 46 ans à la direction de l’Ecole des beaux-arts de Paris, après un passage à la Tate Britain de Londres, il échoue à en faire l’école de ses rêves, bloqué par les lenteurs administratives, bousculé par d’irréductibles ennemis, replié dans la solitude de son bureau. L’expérience finit brutalement en 2015. On le croit laminé ? Il ressuscite à Montpellier : la foi du bâtisseur est revenue. Sent-il qu’on croit enfin en lui ? Le maire de Montpellier lui laisse, en tout cas, carte blanche pour inventer l’avenir. « Il faut mettre fin à cette centralisation hypertrophiée de la France, c’est une situation de quasi-colonialisme mental. Il n’y a pas Paris et puis ce territoire indistinct qu’on appelle “province”, s’indigne le Méridional converti. Nous faisons le pari géopolitique de créer une sorte de Californie française, qui s’étendrait sur tout le rivage méditerranéen. » Faire de Montpellier le nouveau Los Angeles ? Son slogan a pu faire sourire. Mais tous les acteurs de la région se félicitent de cette énergie nouvelle.
Son credo ? « Les institutions doivent se transformer en générateur pour produire de nouvelles énergies. » En mettant en friction trois structures, il attend des étincelles, « une nouvelle machine qui irradie dans toute la ville ». Mais l’écosystème ne pourrait fonctionner sans l’équipe plutôt singulière dont Bourriaud a su s’entourer. Soit six curateurs, très jeunes (« Peut-être parce que je ne le suis plus tellement moi-même »), placés sous la houlette de Vincent Honoré, responsable des expositions. Spécialistes de la performance, des questions de genre, de l’Amérique latine : ils composent un portrait parfait de la génération 2020, « avec des compétences que je n’ai pas, et tant mieux : je n’ai pas besoin de clones ». Leur mission : travailler « à l’horizontale » : « Je veux donner un vrai relief au curatorial au sein de l’institution, l’éditorialiser à tous les niveaux, bien au-delà des expositions. Les curateurs interviennent ainsi sur la librairie et le restaurant, avec un désir de tout changer trois fois par an, au rythme des expositions, et ils touchent aussi à la communication, l’édition… »
Le Mo.Co, trois têtes mais pas de centre, plutôt des radiations : « L’idée est de devenir une force d’entraînement dont toutes les composantes iront dans le même sens, avec une même ambition, mais des points de vue hétérogènes. » Cercle vertueux : les jeunes artistes invités à réaliser leur première monographie à La Panacée se retrouvent conviés à diriger des ateliers aux Beaux-Arts, quand les étudiants participent au montage à l’Hôtel des collections. « Cette année, ils assistent, en outre, des artistes sur trois biennales, à Kochi en Inde [qui se tiendra en 2020], à Venise et, en septembre, à Istanbul. » Un événement dont Nicolas Bourriaud est le commissaire. La nouvelle Californie, de l’Occitanie à la Turquie ?
Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le Mo.Co.