Tout comprendre à l’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur
Tout comprendre à l’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur
Par Maxime Vaudano
Agriculteurs et les écologistes ne sont pas les seuls à s’inquiéter du « deal » commercial tout juste signé, mais pas encore validé.
Il aura fallu vingt ans d’âpres négociations pour aboutir à un compromis : l’Union européenne (UE) et le Mercosur, l’alliance commerciale de quatre des économies les plus puissantes d’Amérique du Sud (Brésil, Argentine, Paraguay et Uruguay), ont annoncé le 28 juin s’être mis d’accord sur les contours d’un accord de libre-échange.
Si les opportunités économiques sont annoncées comme substantielles, ce nouveau traité suscite déjà de fortes réticences, rassemblant contre lui un front hétéroclite d’agriculteurs, d’écologistes et de pourfendeurs du libre-échange. Emmanuel Macron et son gouvernement ont joué la prudence, promettant d’examiner en détail l’accord avant de le valider. Celui-ci doit en effet être ratifié à l’unanimité des Etats membres de l’UE et par le Parlement européen.
Il est trop tôt pour anticiper l’impact et mesurer la réalité des menaces portées par ce traité, dont le texte définitif n’a pas encore été publié par la Commission européenne. Toutefois, de nombreux éléments publics (dont un résumé de 17 pages de l’accord) permettent déjà de prendre la mesure des enjeux sur la table.
L’accord en bref
L’accord commercial UE-Mercosur vise à faciliter les échanges entre les deux blocs. Il prévoit l’élimination, d’ici dix ans, de la quasi-totalité des droits de douane appliqués aujourd’hui sur les exportations d’un continent vers l’autre. En matière d’agriculture, l’UE a accepté un quota annuel d’importation de 160 000 tonnes de viande bovine sud-américaine. En retour, elle a obtenu un meilleur accès de ses entreprises aux marchés publics des pays du Mercosur et une protection de ses indications géographiques protégées.
Vue aérienne de la route transamazonienne, dans l’Etat de Para, au Brésil, le 13 mars 2019. / MAURO PIMENTEL / AFP
L’accord donne-t-il un blanc-seing à « Bolsonaro le déforesteur » ?
« Je ne vois pas comment on peut, sur un enjeu universel, signer un accord avec un pays qui bafoue, à ce point, [la protection de l’environnement]. » Cette charge, signée de Nicolas Hulot, fait écho à une crainte exprimée par de nombreux écologistes après l’annonce de l’accord UE-Mercosur : signer un traité commercial avec le président brésilien Jair Bolsonaro, c’est, estiment-ils, donner un blanc-seing à un dirigeant d’extrême droite qui revendique de n’avoir que faire de la protection de l’environnement, encourage la déforestation et les pesticides. Cette position rejoint celle de plusieurs mouvements écologistes internationaux, qui appellent à boycotter les produits brésiliens pour faire pression sur M. Bolsonaro.
Les partisans de l’accord UE-Mercosur assurent, au contraire, qu’il s’agit du meilleur instrument pour forcer le Brésil à rentrer dans le rang. De fait, Jair Bolsonaro a dû renoncer à quitter l’accord de Paris sur le climat sous la pression des Européens, car le traité demande aux signataires de respecter les engagements climatiques pris lors de la COP21. L’accord impose également aux signataires de « lutter contre la déforestation ».
Au-delà des bonnes intentions, ces dispositions seront-elles suffisamment contraignantes pour être efficaces ? Rien n’est moins sûr. Le résumé de l’accord diffusé par la Commission européenne suggère qu’aucune sanction dissuasive n’est prévue contre le Brésil s’il faillit à ses obligations climatiques. Au mieux, un panel d’experts pourra le réprimander publiquement et l’inviter à corriger le tir. Mais l’UE ne pourra en aucun cas appliquer des sanctions commerciales en rétorsion.
De même, il peut paraître optimiste de penser que « cet accord va empêcher Bolsonaro de “déforester” l’Amazonie », comme l’affirme l’ancien patron de l’Organisation mondiale du commerce, Pascal Lamy, ou qu’il va contraindre le président brésilien à « replanter 12 millions d’hectares » de forêt, comme l’assure le secrétaire d’Etat Jean-Baptiste Lemoyne. Le chapitre environnemental de l’accord se borne à inviter les signataires à « lutter » contre la déforestation. Mais à ce jour, rien ne dit qu’il forcera le Brésil à respecter ses engagements en matière de reforestation (aujourd’hui largement bafoués).
Contacté par Le Monde, Jean-Baptiste Lemoyne reconnaît entre les lignes que le traité ne sera pas contraignant, mais estime que « la contrainte politique peut jouer à plein » : « Le Brésil a choisi son camp [et] il est redevable politiquement de cet objectif. [S’il] devait sortir de l’accord de Paris, alors nous ne signerions pas d’accord commercial. » Le secrétaire d’Etat estime que la longueur du processus de ratification laissera à l’Europe « le temps de voir si le Brésil met en œuvre dans les faits ses engagements ou non. C’est un levier précieux. »
Les accords de libre-échange sont-ils compatibles avec la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre ?
Au-delà des dispositions précises de l’accord, les écologistes s’opposent au principe même de ces grands accords qui favorisent les échanges commerciaux en réduisant les barrières douanières, et contribuent donc à augmenter les émissions de gaz à effet de serre liées à la production et au transport de marchandises.
« Pourquoi on fait traverser l’Atlantique [à un bœuf élevé en Amérique du Sud] ?, s’interroge ainsi la directrice d’Oxfam France, Cécile Duflot. Cette question de l’augmentation des échanges, (…) on sait que c’est la cause principale du réchauffement climatique. »
« Ce ne sont pas les accords de libre-échange qui génèrent en tant que tel une dégradation de l’environnement et du climat », lui répond le secrétaire d’Etat Jean-Baptiste Lemoyne. « Nous n’avons pas d’entente avec la Chine et pourtant nous sommes envahis de “made in China”, donc de carbone importé. Un accord de libre-échange est là pour tirer vers le haut un certain nombre de partenaires en matière environnementale, sociale et agricole », argue-t-il.
Les accords de libre-échange ont pourtant pour objectif principal d’augmenter les échanges commerciaux – qui préexistent aux accords. Une étude d’impact de 2011 sur l’accord UE-Mercosur anticipe une augmentation substantielle des exportations entre les deux blocs : + 10 % dans le sens UE/Mercosur, et + 3 à 4 % dans le sens Mercosur/UE.
Céréales, sucre, éthanol, bois : l’immense majorité des secteurs dynamisés par l’accord impliquent un transport de marchandises, et donc des gaz à effet de serre supplémentaires. Sans compter que la hausse de la demande européenne en bœuf va pousser le Mercosur à augmenter la taille de ses élevages, très polluants, sans imposer de nouveaux standards plus vertueux. L’étude d’impact environnemental de l’accord n’a pas encore été publiée.
Les discussions commerciales entre l’Union européenne et le Mercosur ont commencé il y a vingt ans. Ici, les chefs de file des délégations brésilienne et uruguayenne Luiz Felipe de Seixas Corrêa et Didier Opertti Badan à Bruxelles, en novembre 1999. / HERWIG VERGULT / AFP
Les règles sanitaires européennes et sud-américaines sont-elles conciliables ?
En ouvrant les frontières aux produits agricoles sud-américains, l’accord UE-Mercosur va-t-il mettre en danger la santé des consommateurs européens ? C’est le chiffon rouge brandi par de nombreux agriculteurs et associations, qui s’inquiètent de certaines pratiques, courantes dans les élevages brésiliens mais proscrites en Europe au nom du principe de précaution, à l’instar des antibiotiques utilisés comme activateurs de croissance chez les bovins, qui favorisent l’antibiorésistance.
Cette crainte est-elle fondée ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, si cette pratique est interdite aux éleveurs européens, la règle ne s’applique pas aux éleveurs étrangers qui exportent leur viande vers l’Union européenne. Aujourd’hui déjà, rien n’empêche une ferme brésilienne d’envoyer en Europe un bœuf « soigné » aux antibiotiques, à condition que les résidus ne dépassent pas un certain seuil.
Un règlement européen récent prévoit de mettre fin à cette situation ubuesque, en étendant l’interdiction aux producteurs étrangers. Problème : les actes juridiques finalisant cette réforme n’ont pas encore été adoptés. Le gouvernement français espère que ce sera chose faite « d’ici début 2022 », avant l’entrée en vigueur éventuelle de l’accord UE-Mercosur, mais certains observateurs craignent que ce ne soit pas le cas. Ce faisant, l’Union européenne prend en effet le risque de se mettre en infraction avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce.
L’UE peut-elle garantir l’absence de résidus de pesticides dans les denrées alimentaires importées d’Amérique du Sud ? Il sera difficile de faire confiance au système brésilien de traçabilité, qui a connu d’importantes défaillances dans la période récente. Les autorités européennes procèdent bien à leurs propres contrôles sur les produits importés, mais seulement sur des échantillons aléatoires.
Ce système suffira-t-il à contrôler les importations d’un pays friand en pesticides comme le Brésil, dont le président a autorisé l’utilisation de 239 nouvelles molécules ces derniers mois ? L’eurodéputé macroniste Pascal Durand en doute, objectant que l’« on a déjà du mal à contrôler les fraudes intra-européennes et la viande qui arrive de Pologne ou de Roumanie ».
Une ferme bovine dans l’Etat d’Ipameri, au Brésil, en novembre 2013. / EVARISTO SA / AFP
Pourquoi l’accord inquiète les agriculteurs ?
Si les agriculteurs européens sont vent debout contre l’accord UE-Mercosur, c’est principalement à cause de l’ouverture d’un quota annuel de 160 000 tonnes de bœuf que le Mercosur pourra exporter vers l’UE avec des droits de douane réduits. Une concession de taille qui pourrait, selon eux, déstabiliser le marché agricole européen.
Si cela peut sembler dérisoire par rapport aux 7,8 millions de tonnes de bœuf produites chaque année dans l’UE, ce quota n’en demeure pas moins substantiel, quand on le compare à l’ensemble des importations en Europe : 340 000 tonnes. Les éleveurs craignent avant tout la concurrence déloyale d’une viande brésilienne beaucoup moins chère, car produite avec des normes environnementales et sanitaires moins strictes.
Cette menace, relayée par les lobbys agricoles, est loin d’être illusoire : elle a été reprise à son compte par Didier Guillaume, qui refuse d’être « le ministre de l’agriculture qui aura sacrifié l’agriculture française sur l’autel d’un accord international ».
Une réticence que ne partage pas le commissaire européen à l’agriculture, Phil Hogan, qui assume « avoir concédé un peu de bœuf parce qu’il fallait faire des concessions » pour obtenir en retour des baisses de droits de douane pour l’industrie européenne. La Commission européenne a déjà provisionné un milliard d’euros d’aides pour aider les éleveurs à faire face à cette nouvelle donne. En cas de crise, elle pourra également activer une clause de sauvegarde et réduire temporairement les quotas d’importation afin de protéger les agriculteurs.
L’exécutif bruxellois se félicite également d’avoir négocié la reconnaissance de 357 indications géographiques protégées, comme le champagne français ou le jambon de Parme, qui ne pourront plus être usurpées au sein du Mercosur. Un lot de consolation, qui profitera avant tout aux plus gros producteurs agricoles européens, capables d’exporter leurs produits vers l’Amérique du Sud. Ceux-ci font figure de grands gagnants de l’accord : l’étude d’impact de 2011 anticipe une hausse de 20 à 30 % des exportations agroalimentaires européennes vers l’Amérique du Sud.