Le questionnaire illustré d’Ibeyi
Le questionnaire illustré d’Ibeyi
Propos recueillis par Yannick Le Maintec
Lisa-Kaindé et Naomi Díaz dans le Questionnaire de Proust, le casting idéal ? L’idée traînait dans mes cartons depuis des lustres. Forcément, rien ne se déroulera comme prévu.
Ibeyi, le samedi 6 juillet 2019 au festival Jazz à Vienne / S.Bianchetti/Jazz à Vienne
Samedi 6 juillet 2019. Les loges du festival Jazz à Vienne. Comme de coutume à chaque fois que j’utilise le Questionnaire de Proust, j’explique à mes interlocutrices son origine, sa re-création par Bernard Pivot à la télévision, sa popularisation aux Etats-Unis par James Lipton dans l’émission « Inside The Actors Studio ».
1. Votre chanson préférée
Naomi se décompose : « Je sais pas faire ça, moi ! Il y en a trop : Je suis incapable de faire un choix. » C’est Lisa qui s’y colle. « Nina Simone : Wild is The Wind. A chaque fois que je l’écoute, j’ai la même émotion. C’est quand même dingue de pouvoir écrire une chanson dont on ne se lasse jamais ! »
2. Votre album préféré
Lisa poursuit : « Homecoming, l’album-live de Beyonce. Je l’ai écouté en boucle. »
Beyonce est une sorte de marraine pour Ibeyi. La mega-star les a intronisées au moment où les deux sœurs sont apparues dans son film Lemonade.
Naomie enchaîne : « On est obsessionnelles avec les albums. » Lisa poursuit l’explication. « Je pense que la raison pour laquelle on est obsédées par les CD, c’est parce que notre père nous avait acheté un Walkman lecteur de CD quand on était petites. C’est comme ça qu’on a appris à écouter la musique, avec un CD qu’on écoutait en boucle. Et au bout de deux semaines quand on en avait assez, on passait au suivant. »
3. L’artiste qui vous a le plus inspirées
Naomi : « Je n’y arriverai pas. » Lisa la dispute : « Mais vas-y, donne des noms ! » « Mon père », finit par lâcher Naomi. Je valide la réponse.
Lisa et Naomi sont les filles du percussionniste cubain Angá Díaz, disparu subitement, bien connu des amateurs de musique cubaine. L’histoire dit que Naomi, qui n’avait jamais touché un tambour, le jour de la mort d’Angá s’est assise sur le cajón de son père et s’est mise à jouer. Depuis elle ne s’est plus jamais arrêtée.
Lisa : « Une des musiciennes qui m’a le plus inspirée est Me’Shell Ndegeocello. Chaque album me parle, chaque album est beau, chaque album est différent. Elle réussit quelque chose de très difficile : garder son identité tout en changeant de style. C’est une des plus grandes musiciennes du monde. Elle a inventé la neo soul. »
4. La chanson dont vous êtes les plus fières
« Il y en a plusieurs. J’aurais envie de dire Mama Says, parce que c’était la première… » « River, parce qu’elle nous a ouvert toutes les portes… » « Deathless, parce qu’elle a accompagné les gens pendant des moments difficiles… »
Lisa conclut : « Peut-être Oya, parce qu’aujourd’hui je ne sais pas comment j’ai pu écrire une chanson comme ça. » Naomi acquiesce : « J’étais là : Elle l’a écrite en un jet. » « Je ne me suis rendu compte de rien. » « Un peu comme ces artistes qui racontent que certaines chansons leur ont été inspirées par quelque chose de divin ? » « C’est tout à fait ça. Elle m’a été soufflée dans l’oreille. »
5. L’artiste que vous aimeriez soutenir
La discussion semble avoir détendu Naomi.
« Sudan Archives. C’est une violoniste qui a fait une de nos premières parties. Elle fait tous ses beats avec son violon. On a adoré son univers. »
« Il y a une artiste plasticienne qui fabrique des masques que j’adore qui n’est pas assez connue et qui s’appelle Magnhild Kennedy. Elle en a fait pour Erykah Badu. Elle est in-cro-yable ! »
« Il y a aussi Burneece qui fait de la photographie documentaire dans le milieu de la nuit des communautés gay et noire. Je suis allé voir son exposition. J’ai trouvé ça absolument magnifique. »
6. Votre plus forte émotion sur scène
Naomi : « Le Brésil. Le public connaissait toutes les chansons par cœur, même celles qui n’étaient encore pas sorties. On y retourne bientôt pour Rock in Rio ! »
Lisa : « Notre premier Olympia. Il y avait notre mère, notre grand-mère, la moitié du public faisait partie de votre famille. » « T’exagère ! », se moque sa sœur. « C’est vrai que vous avez été portées par votre public… », leur fais-je. « Notre public est beau. Il est divers, de toutes les couleurs, brésilien, américain, australien, chinois, japonais. »
Ibeyi, le samedi 6 juillet 2019 au festival Jazz à Vienne / S.Bianchetti/Jazz à Vienne
7. Votre plus grand regret
« Pour le moment, on n’a pas vraiment de regret. On a toujours fait de notre mieux »
« Même pas d’avoir franchi les étapes trop vite ? »
Tentative vouée à l’échec. Les deux sœurs se défendent ardemment : « Non ! On n’est pas monté si vite. On a tourné pendant tellement longtemps… On tournait en van ! »
Objection : « Vous avez eu le soutien du métier. » « C’est vrai, mais on a sacrément bossé. » Je leur reconnais un saut qualitatif entre la tournée du premier album et celle du deuxième. « On avait dix-huit ans… On était des enfants. Maintenant on en a vingt-quatre. » La dernière remarque me fait sourire. « Quand on reviendra, on en aura vingt-sept. Ce sont différentes étapes de la vie. »
8. Le musicien avec lequel vous aimeriez travailler
James Blake, Franck Ocean… Les noms fusent. J’ai l’impression de me retrouver à faire avec deux petites cousines, vous savez, ce jeu de listes qui tentait de meubler, ados, nos fins d’année scolaire (ça, c’était avant les réseaux sociaux), un baccalauréat.
« J’adorerais écrire pour Beyoncé ! », lance Lisa. « Jack White : Tout ce qu’il touche devient de l’or. » « On a fait Kamasi Washington, Me’Shell Ndegeocello, Chilly Gonzales… C’était des gens qu’on avait sur nos listes. depuis longtemps. On a chanté avec Haydée Milanés, la fille de Pablo Milanés. »
« D’Angelo, c’est mon rêve. » poursuit Lisa. « Rosalía, ce serait chouette ! » Je fronce les sourcils… Rosalía ? Mais si ! Elle est partout, il faut absolument que tu écoutes. Ce qu’on a fait avec les chants yoruba, elle l’a fait avec le flamenco. »
9. Le projet que vous aimeriez réaliser
« J’aimerais que Ibeyi aille partout, dans le rock, dans le hip-hop... »
« On rêvait de jouer avec un orchestre de classique. Ça va se faire à la rentrée. Ils vont réarranger notre musique. On est très heureuse de ça. »
« La prochaine étape, c’est une tournée avec des musiciens. On n’est que deux sur scène. On imagine faire un vrai show de dingue ! »
Je prépare Lisa et Naomie à ma dernière question.
10. Si Dieu existe, que lui demanderiez-vous ?
« Je lui demanderais si tout était écrit. »
C’est Lisa qui a répondu. « Dans la religion Yoruba, il y a une légende qui dit qu’avant de rentrer dans nos corps, qui sont des poteries envoyées sur Terre, on nous demande d’accepter notre destinée. Non seulement c’était écrit, mais on l’a accepté. Notre rôle sur la planète est de retrouver cette destinée. »
« Et donc j’aimerais savoir si tout était écrit, s’il y a un but à tout ça, le mauvais comme le bon. »
Ibeyi, le samedi 6 juillet 2019 au festival Jazz à Vienne / S.Bianchetti/Jazz à Vienne
C’est dans la boîte. Je prends conscience de la fugitivité de mes réponses. A un autre endroit, à un autre moment, le résultat aurait été tout autre. Là n’est pas l’essentiel. Le questionnaire n’est qu’un support pour capturer le moment présent, un instantané. Il m’a permis de toucher du doigt une des raisons de la relation incroyable qu’entretient Ibeyi avec son public : leur authenticité.
Une relation construite à la force du poignée comme ce samedi soir à Vienne. Devant une audience pas forcément acquise, détrempée, telle des guerrières yoruba, les sœurs Díaz sont allés chercher le public, se sont données avec cœur, n’ont rien lâché pour que claque dans les gradins du Théâtre Antique We Are Deathless !
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