« Personne n’est à l’abri » : à Alger, l’amertume des éborgnés du mouvement de contestation
« Personne n’est à l’abri » : à Alger, l’amertume des éborgnés du mouvement de contestation
Par Zahra Chenaoui (Alger, correspondance)
Rencontre avec de jeunes manifestants gravement blessés ces derniers mois et dont le récit parvient difficilement à être entendu des autorités et de la société.
Ils ont créé un groupe sur Facebook pour rester en contact. Ils l’ont appelé « Les pirates », en référence au pansement qui couvre leur œil. Ces jeunes hommes ont été hospitalisés ensemble, le 1er mars, à l’hôpital Mustapha-Pacha, dans la capitale algérienne, après avoir été blessés par des projectiles des forces de l’ordre, cartouches de gaz lacrymogène ou balles en caoutchouc. « On n’était pas là pour casser, on demandait nos droits, et regarde où on en est », soupire Halim*, 21 ans.
Vendredi 5 juillet, des images montrant des policiers frappant de jeunes manifestants à terre ont provoqué l’émoi. Deux jours plus tard, la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) a annoncé l’ouverture d’une enquête pour « déterminer les responsabilités ». Depuis le début du mouvement de protestation, en février, plusieurs dizaines de personnes ont été blessées par les forces de l’ordre. Certaines très gravement.
Convalescence douloureuse
Ramzi Yettou, 23 ans, est décédé lors de la manifestation du 19 avril, des suites de violences policières, selon sa famille. « Personne n’est à l’abri », estime Hassen, 26 ans. Le jeune homme a perdu son œil gauche. Il ne sort plus de l’appartement familial : « C’est le seul endroit où je me sens en sécurité. Normalement, c’est la police qui te permet de te sentir en sécurité dehors. Moi, elle m’a attaqué. » En attendant de trouver un emploi adapté à son nouvel handicap, il occupe ses journées en jouant de la guitare et en regardant ses chardonnerets.
Le 1er mars, Hichem a été blessé par un tir frontal à bout portant. Sur le certificat médico-légal établi par l’hôpital Mustapha-Pacha, il est mentionné : « fracture du plancher de l’orbite », « fracture des os du nez » et « fracture du sinus maxillaire gauche ». Bilan : quarante-cinq jours d’incapacité totale de travail et un traumatisme psychologique reconnu. Le jeune homme venait de signer un contrat d’embauche. Hospitalisé pendant dix jours, il a perdu son emploi faute d’avoir pu se présenter le premier jour.
Un peu plus tard le même jour, Halim tentait de contourner les affrontements en cours sur la route de la Présidence. Près de la place du 1er-Mai, où des échauffourées avaient éclaté, les forces de l’ordre ont, selon des témoins, tiré des cartouches de lacrymogène à bout portant sur les manifestants. Sentant un choc, Halim a perdu connaissance. Il s’est réveillé à l’hôpital, un pansement sur l’œil gauche.
Sa convalescence est douloureuse : « Les pharmaciens refusent de nous donner du Tramadol, malgré l’ordonnance de l’hôpital, parce qu’ils pensent qu’on veut se droguer. » Alors que le mouvement de protestation met en avant son pacifisme, personne ne semble croire à son histoire. Assis dans un café, un habitant de son quartier lui rétorque que la police n’a tiré « que contre les baltaguia », comme on appelle les hommes de main du pouvoir.
Saisir la justice
Le communiqué officiel de la police indique que 56 policiers et 7 manifestants ont été blessés le 1ermars, et que tous ont été pris en charge à l’hôpital de la DGSN. Or, à l’hôpital Mustapha-Pacha, 16 patients ont été admis pour un éclatement du globe oculaire ce jour-là. D’autres l’ont encore été le 8 mars. Selon les informations recueillies par Le Monde, au moins cinq jeunes hommes ont définitivement perdu un œil au cours de ces deux journées de manifestations.
A Alger, le 1er mars 2019. / RYAD KRAMDI / AFP
Nasser, 18 ans, venait de Bab El-Oued. « Je me souviens que je chantais alors qu’on arrivait au Telemly [un autre quartier d’Alger], puis j’ai vu du sang. Quelqu’un m’a fait entrer dans une cage d’immeuble. Je suis arrivé à l’hôpital et j’ai perdu la mémoire. » A l’hôpital, la police est venue chercher les manifestants blessés, mais les soignants ont refusé de les laisser entrer dans le service. Le tir frontal a fait perdre son œil à Nasser. En deuxième année de lycée, il ne retourne plus en cours.
Les garçons ont tenté de saisir la justice, sans grande conviction. « Les victimes de 2001 ont dû attendre plus de dix ans », soupire Hassen. « Le procureur m’a dit : amène-moi le matricule du policier », raconte Halim. Quatre mois plus tard, ce dernier continue d’aller manifester quand il peut. La blessure va-t-elle changer quelque chose ? Le jeune garçon secoue la tête : « Ils ont peut-être fait ça pour nous briser, mais on a toujours la chaleur dans nos cœurs. »
* Tous les prénoms ont été modifiés.