Affaire Epstein : « Rien n’atteste d’un complot orchestré entre puissants »
Affaire Epstein : « Rien n’atteste d’un complot orchestré entre puissants »
Notre correspondant à New York, Arnaud Leparmentier, qui a consulté les 2 000 pages de scellés rendues publiques par la justice américaine, a répondu à vos questions.
Le millionnaire de 66 ans Jeffrey Epstein a été retrouvé pendu samedi 10 août avec ses draps dans sa cellule de Manhattan. Il est accusé d’avoir agressé sexuellement des dizaines d’adolescentes. Arnaud Leparmentier, correspondant du Monde à New York, a répondu aux questions des internautes.
Malgré beaucoup de lecture, je n’ai pas su identifier la cause précise de la réouverture de cette affaire ainsi que sa chronologie.
Arnaud Leparmentier : La réouverture de l’affaire, qui mériterait un article, est due à une conjonction de facteurs complexes : les victimes ont été furieuses de l’absence de procès, Virginia Roberts a raconté son histoire à la presse anglaise en 2011, Ghislaine Maxwell l’a traitée de menteuse ; à partir de 2015, Virginia Roberts attaque en justice Ghislaine Maxwell — ce sont les 1 024 pages de scellés de cette procédure qui ont été publiées, grâce au combat notamment du Miami Herald ; le FBI dit avoir eu des nouveaux éléments et le ministère de la justice a estimé que l’accord de 2008 ne respectait pas le droit des victimes.
Quel est le degré d’implication de personnages politiques (des Etats-Unis ou d’ailleurs) et autres acteurs de la société (homme d’affaires, religieux, etc.) dans cette affaire et qui sont-ils ?
De nombreuses personnalités sont impliquées. Elles ont nié. Nous n’avons cité que le cas des personnes mises en cause par plusieurs témoignages (prince Andrew, Brunel, Ghislaine Maxwell). Pour les autres, il faut enquêter à charge et décharge. Il n’y a pas de protection, la planète entière a donné les noms, le témoignage de Virginia Roberts est accessible à tout le monde : ce n’est donc plus caché depuis cet été.
Pourquoi cette affaire, qui à vous lire n’a rien de vraiment « gravissime », monopolise autant les médias ?
Si, l’affaire est très grave. Mais je suis prudent en balancier : la question est de savoir s’il y avait un prédateur sexuel d’adolescentes avec une complice principale et une dizaine d’amis ou un complot généralisé des Etats-Unis, avec protection des puissants, de la justice, de la police et l’implication de deux présidents. Beaucoup voudraient croire au complot. Je n’ai pas de preuve pour l’instant. Par exemple, le récit de Virginia Roberts est paru au début des années 1990 dans la presse britannique. Cela n’a pas fait de scandale mondial. Ce paradoxe est surprenant : pourquoi une affaire révélée en 2011 reste confinée au Royaume-Uni et provoque aujourd’hui un scandale mondial ?
Cette affaire dépasse le fait divers épouvantable par ce qu’elle révèle des Etats-Unis, de ses fantasmes et de ses dysfonctionnements réels, de ses valeurs et de son comportement. En pleine ère Trump, beaucoup veulent y voir la confirmation d’une société corrompue et décadente, manipulée par ce que les Américains appellent l’Etat profond.
On dit la société américaine puritaine, mais on voit dans cette affaire tout le contraire. Un changement s’est-il produit ?
La société américaine est ambivalente, puritaine et libertaire. Tout cela s’inscrit dans une évolution de long terme : ce qui était acceptable ou tu par le passé (la prédation sexuelle des actrices et des mannequins, comme dans l’affaire Weinstein), les relations avec des adolescentes de 16 ou 17 ans (Epstein), tout cela ne passe plus. Aujourd’hui, Woody Allen vit comme un fantôme dans New York, accusé d’avoir maltraité sexuellement ses enfants adoptifs. Mais entre la remise des pendules à l’heure, si j’ose dire, et la poussée puritaine, il y a un léger risque.
Y a-t-il des risques que les faits soient prescrits au regard de la loi pénale américaine si des faits de complicité vis-à-vis d’Epstein sont mis au jour par l’enquête ? Une action civile en réparation des victimes d’Epstein à l’encontre de ses héritiers est-elle possible ?
A New York, une loi permet pendant un an à toutes les victimes mineures d’attaquer leurs bourreaux. Cette loi est notamment faite pour pouvoir attaquer les crimes pédophiles de l’Eglise catholique. A priori, la prescription ne jouera donc pas.
Quelles chances y a-t-il de voir avancer une enquête malgré la mort du principal suspect alors que tout mène à penser qu’il s’agit vraiment d’un réseau organisé ?
Le procureur de New York a indiqué que l’enquête se poursuivait, d’autant que le chef d’inculpation concerne l’association de malfaiteurs (conspiracy) et le ministre américain de la justice, William Barr, a indiqué la même chose. Le réseau est vraiment celui d’Esptein, voire de Ghislaine Maxwell. Visiblement, il a des complices, mais cela n’a pas l’apparence d’une pieuvre.
Des journalistes américains ont évoqué via leur compte Twitter personnel les circonstances étranges dans lesquelles Jeffrey Epstein est décédé. Je pense par exemple à l’absence de ronde la nuit de son décès, le déplacement de son codétenu quelques jours avant… Pourriez-vous faire le point sur ces informations ?
Je sais juste que le médecin légiste a conclu au suicide par pendaison. Je n’ai pas de raison d’en douter. Les dysfonctionnements que vous citez sont immenses, d’où le limogeage du patron fédéral des prisons. D’une manière générale, devant toutes vos questions, je suis, comme tout le monde, consterné. Mais je ne pars pas d’un principe complotiste.
Le suicide par pendaison en utilisant des draps est-il répandu ? Ce risque n’est-il pas identifié dans les prisons ?
Si, c’est pour cela que l’affaire est inadmissible, que le directeur de la prison a été muté, et le directeur fédéral des prisons américaines, renvoyé. L’affaire montre que les gardiens n’ont pas fait leurs rondes comme prévu, etc. De là à passer à un assassinat ? Primo, ce n’est pas le résultat de l’autopsie ; deuzio, Epstein avait déjà fait une tentative et comprenait qu’il allait finir ses jours en prison. Aux Etats-Unis, quand on est condamné à trente ans de prison, on fait trente ans, vingt-huit si on a de la chance.
Que connaît-on de son activité de gérant de hedge fund ? Peut-on imaginer qu’il utilisait cette activité pour facturer les prestations sexuelles à ses clients sous couvert de « frais de gestion » ?
Non, je suis désolé d’être cru, mais le tarif de ces jeunes filles, c’est 300 dollars maximum le « massage sexuel ». On est dans un monde qui déborde d’argent, de manière inimaginable. On est entre gens qui croient que tout est permis car ils ont réussi. Les personnes mises en cause prétendent ne pas avoir de relations avec des mineures. Je dis ceci en essayant de comprendre pourquoi à l’heure actuelle et à notre connaissance seul Esptein était inculpé. A mon avis, c’est que les inculpations sont difficiles à faire. Regardez, de nouveau, la difficulté à mener le procès contre Weinstein.
Comment est justifiée officiellement la mansuétude de M. Acosta à l’égard d’Epstein en 2008 ?
Je ne sais pas. Aux Etats-Unis, on veut clore vite les affaires, à un coût minimal. Ensuite, Epstein avait beaucoup d’amis. Enfin, dans le système américain, on peut facilement traîner dans la boue les victimes, qui avaient souvent un passé dramatique.
Pourquoi la France ne déclenche-t-elle pas une enquête alors qu’Epstein y venait régulièrement ? Faut-il qu’une personne, victime de faits en France, porte plainte en France ?
En France, il faudrait qu’il y ait plainte, des indices sérieux et que cela ne soit pas prescrit. Dans l’état actuel des connaissances, après 2005, rien n’est reproché à Epstein (à moins que le FBI ait des informations). Notez aussi qu’Epstein n’était même pas inculpé de viol, mais d’« abus sexuels sur mineurs ». Une jeune femme a écrit avoir été violée dans le New York Times et a déposé plainte. Je ne veux nullement minimiser, ce réseau était épouvantable, avec l’exploitation sexuelle de jeunes mineures particulièrement vulnérables, mais je m’en tiens aux faits révélés à ce jour. Le FBI donnera sûrement suite.
Pour cette affaire, quelles sont les complicités probables et les complicités moins évidentes ?
Sur les complices présumés, deux personnes sont particulièrement intéressantes : Ghislaine Maxwell et le Français Jean-Luc Brunel. Sur les policiers, notez que la police de Palm Beach a fait l’enquête à partir de 2004 en dépit des donations généreuses d’Epstein. Le jugement a été clément. Mais dans le cadre des plaider-coupable, aux Etats-Unis, on ne va au procès que si le parquet est sûr de gagner. Rappelez-vous l’affaire DSK. De même, Harvey Weinstein, dont le procès est censé s’ouvrir en septembre, n’est pas sûr de perdre son procès.
On parle énormément d’un complot orchestré par les puissants. Mais il semblerait dans votre article que seul le prince Andrew puisse être soupçonné. Où en est-on de toutes ces rumeurs ?
Rien n’atteste d’un complot orchestré entre puissants. C’est Epstein qui détourne des jeunes filles à des fins sexuelles et en fait profiter ses proches.
A quand une investigation des journalistes sur les probables réseaux pédophiles en France ? Nombre de personnalités pédophiles reconnues n’ont jamais été inquiétées…
Dans les documents révélés par la justice américaine, la France n’est pas concernée. Virginia Giuffre indique sa présence, attestée par une photo, à l’anniversaire de Naomi Campbell et une fellation à un patron de groupe hôtelier américain. La deuxième personne concernée est le français Jean-Luc Brunel, qui dirigeait une agence de mannequins en Floride. Mais le parquet de Paris n’a pas, à ce jour, ordonné d’enquête.. Remarque importante : on n’est a priori pas dans de la pédophilie, on est dans du trafic sexuel d’adolescentes.
En l’état actuel de vos connaissances, Donald Trump peut-il « tomber » avec cette nouvelle affaire ?
Personne ne met en cause Trump. Il connaissait Epstein « comme tout le monde » à New York et Miami. Une vidéo les montre ensemble à Mar-a-Lago au début des années 1990. L’affaire concerne la période 2002-2005. La principale témoin-victime, Virginia Roberts Giuffre, dit explicitement qu’elle n’a jamais vu Trump.
L’affaire Jeffrey Epstein expliquée
Durée : 05:57