Une affiche souhaitant la bienvenue au pape François, vendredi 8 septembre à Villavicencio. / Ricardo Mazalan / AP

A aucun moment la voix claire et résolue de ­Pastora Mira Gar­cia ne flanche. Devant 6 000 per­sonnes réunies pour entendre le pape François, vendredi 9 septembre, dans un parc de ­Villavicencio (Colombie), cette femme droite derrière son pupitre évoque sa vie jalonnée de drames. A travers elle, les ravages de cinquante ans de violence politique en Colombie prennent corps. On a assassiné son père quand elle avait 6 ans, son premier mari quand sa fille avait 2 mois, sa fille Sandra Paola, enlevée par les paramilitaires et dont elle n’a pu ré­cupérer la dépouille qu’après « l’avoir pleurée pendant sept ans », son dernier fils Jorge Anibal, dont elle a d’ailleurs dû soigner l’assassin, un paramilitaire lui aussi.

Avant elle, Juan Carlos Murcia Perdomo avait raconté ses douze années passées dans les rangs des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC, extrême gauche), qui ont déposé les armes après l’accord passé avec le gouvernement colombien en juin 2016, et le repentir qui l’avait progressivement gagné. Il avait été recruté par la guérilla à 16 ans, comme Deisy Sanchez Rey, enrôlée, elle, par les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), le principal groupe paramilitaire. Luz Dary Landazury, enfin, évoque son corps brisé, patiemment reconquis, après l’explosion d’une bombe.

Accolade

Après ces témoignages, le pape François a demandé aux six mille personnes présentes, pour la plupart victimes des décennies de violences mais aussi d’anciens guérilleros, des militaires et des policiers, de se donner l’accolade. Lui-même a embrassé un à un les quatre témoins. Puis il a adressé une prière au Christ de Bojaya, une statue mutilée lorsque les FARC ont tué à l’explosif près d’une centaine de civils réfugiés dans l’église de ce village, le 2 mai 2002. Depuis, ce Christ sans bras ni jambes, installé près du pape, fait l’objet d’une dévotion particulière. « En regardant [cette statue], nous contemplons non seulement ce qui s’est passé ce jour-là, mais aussi tant de souffrance, tant de morts, tant de vies brisées et tant de sang versé en Colombie ces dernières décennies », résume François.

Prônée par le pape François depuis son arrivée en Colombie, mercredi, la réconciliation, après plus de cinquante ans de violences, 220 000 morts et 8 millions de victimes (dont l’essentiel de personnes déplacées) n’a pas de sens à ses yeux si elle demeure un concept abstrait. Après les appels à surmonter les rancœurs et les haines formulées à Bogota, le chef de l’Eglise catholique – qui a joué un rôle-clé dans le processus de paix – a donc affronté, à Villavicencio, à l’est de la capitale, les séquelles laissées par les assassinats, disparitions, enlèvements, enrôlements forcés qui ont jalonné la lutte entre les FARC, les groupes paramilitaires et l’Etat colombien.

« Paix intérieure »

« Nous devons briser cette chaîne [de violence] qui parait inéluctable, et cela est possible seulement par le pardon et la réconciliation concrète, a dit le pape. Même quand perdurent les conflits, la violence ou les sentiments de vengeance, n’empêchons pas la justice et la miséricorde de se rencontrer dans une étreinte que l’histoire de souffrance de la Colombie assumera. Guérissons cette souffrance et accueillons tout être humain qui a commis des délits, les reconnaît, se repent et s’engage à réparer en contribuant à la construction de l’ordre nouveau où brillent la justice et la paix. »

Dans la salle, Nancy Ospina écoute avec ferveur. Enlevée à 21 ans, elle a été violée par « un commandant de la guérilla ». Il n’y a que trois ans qu’elle a commencé à parler de son calvaire, grâce au soutien d’une association de victimes, y trouvant « un peu de paix intérieure ». Non loin, Blanca Lue Castro évoque son frère tué le 15 octobre 2007. Les forces de sécurité ont fait passer ce paysan pour un guérillero. Elle n’a pu récupérer la dépouille de son frère que l’an passé, au terme d’une lutte de quatre ans. Elle a élevé les deux enfants de son frère mort, qui n’ont eu « droit à rien ». Aujourd’hui, elle trouve « difficile de penser à la réconciliation ».

Le matin, le pape avait célébré une messe devant 400 000 personnes, au cours de laquelle il a béatifié deux ecclésiastiques, l’évêque Jesus Emilio Jaramillo Monsalve, assassiné le 2 octobre 1989 par l’ELN, une guérilla d’inspiration castriste, et le prêtre Pedro Maria Ramirez, une figure controversée car très engagée contre le camp libéral, tué en 1948 au début du cycle de la violence. L’homélie de François a déclenché des salves d’applaudissements à plusieurs reprises, contre les violences faites aux femmes ou la nécessité de la réconciliation : « La réconciliation permet de construire l’avenir et fait grandir l’espérance. Tout effort de paix sans un engagement sincère de réconciliation sera voué à l’échec. »

Dans une lettre ouverte publiée vendredi, l’ancien leader des FARC, Rodrigo Londoño, alias « Timochenko », a demandé pardon au pape François « pour toutes les larmes et les douleurs que nous avons infligées au peuple de Colombie ».