A Varsovie, le tournoi de tanks virtuels qui nargue l’histoire
A Varsovie, le tournoi de tanks virtuels qui nargue l’histoire
Par William Audureau
Chaque année, la Pologne accueille le championnat du monde de « World of Tanks ». Ce jeu vidéo réveille des cicatrices nationales, comme il montre le changement des mentalités.
Devant la salle de spectacle où se déroule la compétition de World of Tanks, la mise en scène n'était pas du goût de tout le monde. | William Audureau / Le Monde
Samedi 9 avril dans la soirée, des chars d’assaut russes ont roulé victorieusement sur la capitale polonaise, et les Polonais présents sur place ont applaudi. Mais il s’agissait d’un jeu vidéo, World of Tanks, dont la phase finale du championnat annuel se tenait pour la troisième année consécutive à Varsovie.
Pour l’occasion, l’éditeur biélorusse Wargaming exposait deux chars d’assauts d’époque, un russe et un américain, devant la Torwar Arena où se disputait la compétition. Suscitant des réactions contraires chez les spectateurs polonais, entre amusement enfantin pour l’objet et irritation face à ces symboles de la menace militaire russe.
« Un tank russe dans nos rues, ça fout un peu la chair de poule »
« Je suis ici parce que je joue à ce jeu vidéo depuis quatre ans, et que ces finales sont un super show. Mais mes grands-parents et mes parents, ça leur ferait bizarre », reconnaît Robert, 25 ans. « Quand on voit ce qui s’est passé avec [l’annexion de] la Crimée, voir un tank russe dans nos rues, ça fout un peu la chair de poule », grimace Maciej, un développeur de jeu varsovien.
William Audureau / Le Monde
Le choix de la capitale polonaise comme lieu d’accueil répond à des logiques pratiques plus qu’historiques. « Varsovie nous satisfait sur tous nos critères, la Pologne est un grand marché pour World of Tanks, c’est près de l’Allemagne, qui est aussi un de nos principaux marchés, c’est en Europe, mais c’est aussi près des anciens pays soviétiques, où nous avons beaucoup d’équipe. Varsovie est par ailleurs une jolie ville, avec de très bonnes infrastructures et de bons plats – j’adore la soupe aux champignons », s’emballe Victor Kislyi, fondateur et président de Wargaming.
Nombreux sont ceux qui ont accueilli cette présence avec légèreté. « C’est un tank russe mais tout simplement parce qu’il n’y a pas de tank polonais », relativise ainsi Kasia, 25 ans, venue avec son compagnon, déjà perché en haut du char – en réalité, l’armée polonaise disposait de plusieurs modèles de tanks au début de la seconde guerre mondiale. « Pour moi, ce ne sont que des machines. Il n’y a pas d’emblème dessus, pas d’armée, ça ne me choque pas. »
« C’était un criminel de guerre »
Les griefs des joueurs polonais vis-à-vis de World of Tanks existent pourtant bel et bien. Ce jeu de combats de tanks né en Biélorussie en 2010 met en effet en scène des véhicules historiques, et les fiertés nationales sont souvent mises à mal par certaines initiatives.
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En 2012, Wargaming organise un week-end de promotions en l’honneur de Kliment Voroshilov, ancien ministre de la défense soviétique, mort en 1940, et qui donne son nom à plusieurs machines dans World of Tanks. « Le problème est que Voroshilov était un criminel de guerre. Ce qui a rendu les Polonais furieux, c’est le fait qu’en tant que membre du Politburo, il a signé l’ordre d’exécuter plus de 20 000 citoyens polonais lors du massacre de Katyn en 1940 », resitue Adam Zechenter, journaliste pour le site spécialisé polonais GRY-OnLine.pl. Finalement, Wargaming change le nom de la promotion en Pologne en ne gardant d’abord que ses initiales, KV, avant de la rebaptiser « acier russe ».
En 2013, une nouvelle polémique surgit à la suite de la décision de l’éditeur d’autoriser les joueurs à ajouter des inscriptions glorifiant Staline sur les tanks virtuels russes. Les médias polonais s’insurgent, estimant que celles-ci devraient être interdites, au même titre que les messages faisant l’apologie du IIIe Reich sur les chars d’assauts. Cette fois, Wargaming ne plie pas.
« Dans l’e-sport, il n’y a pas de dimension politique »
Ces dernières années, pourtant, les polémiques se font plus rares. A mesure qu’il se mu en discipline de sport électronique, World of Tanks devient un terrain sportif, et la dimension politique s’estompe. Parfois pour de simples raisons pratiques. « La dimension historique compte, mais seulement au début, quand seuls les vieux tanks sont disponibles, précise le Suédois Per Grip Linden, de l’équipe Kazna Kru. En progressant, on veut passer aux chars d’assauts plus puissants, et les meilleurs joueurs abandonnent tous les références historiques pour les prototypes, plus intéressants à jouer. »
Si les forums du jeu restent l’objet d’incessants débats sur les crimes comparés des régimes soviétiques et nazis, en compétition, World of Tanks s’est paradoxalement imposé comme un symbole de communion transnationale, à l’image de ses équipes dont le recrutement dépasse les frontières. Kazna Kru, une formation européenne, est composée de plusieurs joueurs allemands, mais aussi suédois, finlandais et croate. En finale de la compétition, le public polonais a, par ailleurs, soutenu à l’unisson Natus Vincere, une équipe russo-ukrainienne.
« Dans l’e-sport, il n’y a pas vraiment de dimension politique, estime Vitalii Tarasov, ukrainien, membre de l’encadrement de Natus Vincere. C’est une jeune génération qui pense surtout avant tout à gagner des compétitions, et celle-ci est la plus importante. »
Wargaming, qui s’est aujourd’hui installée à Chypre, cherche elle-même à sortir de son ancrage régional : une équipe brésilienne a même bénéficié d’une dispense pour participer au plus médiatique tournoi consacré au jeu. Elle reste toutefois tributaire de sa principale communauté. Lors de la finale, qui opposait à Varsovie une équipe russo-ukrainienne à une formation russo-biélorusse, le flux vidéo de retransmission en russe réunissait 80 000 personnes en direct, contre seulement 20 000 pour le flux en anglais et quelques milliers en polonais.
William Audureau / Le Monde